Dahu
Le dahu (parfois orthographié dahut) est un animal sauvage imaginaire vivant dans les zones montagneuses, environnement qui a influé sur son évolution physique au fil des générations. Le dahu est également connu sous les noms de dairi dans le Jura, darou dans les Vosges, darhut en Bourgogne, tamarou dans l'Aubrac et l'Aveyron, tamarro en Catalogne et Andorre, ou encore rülbi (prononcer ruèlbi) dans la partie germanophone du Valais.
L'existence du dahu est généralement évoquée en milieu rural et par plaisanterie auprès de personnes particulièrement naïves et de citadins peu au fait, par exemple, de la faune montagnarde (comme dans les Pyrénées ou les Alpes), ou simplement forestière, comme en Bourgogne. De fait, un peu partout en France et en Suisse, des récits variables, de tradition orale, fournissent une description de ce qui se rapporte à cet animal et au rituel « initiatique » de sa chasse, tel que transmis dans certaines communautés villageoises.
La légende
Cet animal aurait comme principale caractéristique le fait que deux de ses quatre pattes seraient plus courtes que les autres : la différence s'observerait non pas entre les pattes antérieures et les pattes postérieures (comme chez le kangourou), mais entre celles de gauche et celles de droite.
L'explication de cette différence de longueur tiendrait à ce que l'animal ne vivrait que sur des pentes. Sa morphologie spéciale, résultat de l'évolution, faciliterait ses déplacements à flanc de colline ou de montagne mais l'obligerait cependant à se déplacer toujours dans la même direction et sur un même côté, sans pouvoir faire demi-tour.
La description imaginaire offre parfois des détails « logiques » sur les deux sous-espèces supposées de l'animal :
- le dahu possédant des pattes gauches plus courtes se rencontrerait sur le versant droit, tandis que le dahu dont les pattes seraient plus courtes du côté droit fréquenterait et brouterait le versant gauche.
- les deux espèces ne s'hybrideraient que très rarement dans la nature (ce qui « se comprend » sans peine lorsque l'on visualise leur parcours opposé : ne pouvant se trouver que tête à tête ou cul à cul, toute tentative de reproduction serait impossible ou pour le moins très périlleuse).
Dans une autre version tout aussi « pseudo-scientifique », les deux sous-espèces sont nommées dextrogyre et lévogyre d'après le sens obligé de leurs pérégrinations autour de la montagne ; il existe des développements sur les stratégies de l'animal lorsqu'il tombe nez à nez avec un représentant de l'autre sous-espèce ou lorsqu'un mâle cherche à rejoindre une femelle.
La princesse Dahut de Bretagne, au nom homonyme de celui de l'animal, est parfois liée à celui-ci dans le folklore moderne, comme en témoigne la légende suivante : elle donna un jour les clefs des écluses de sa ville, Ys, au Diable. En pénitence, Dieu la transforma en un animal à la forme bizarre et poilue et aux pattes plus longues d'un côté que de l'autre.
La chasse au dahu
Les traditions locales rapportent que cette chasse se pratique en battue, dans une forêt si possible épaisse et sombre, et même de nuit. Pour chasser le dahu, il faut un sac et des bâtons. En tapant régulièrement du bâton contre les arbres, les chasseurs effaroucheraient l'animal et parviendraient à lui faire perdre l'équilibre. C'est alors qu'interviendrait le « niais du village », posté en contrebas avec le sac ouvert, et investi (par les « initiés » meilleurs connaisseurs du terrain ou meilleurs marcheurs) de la mission très valorisante de capturer l'animal.
Le groupe de « rabatteurs », censé diriger l'animal vers le porteur du sac, s'éclipse en fait en abandonnant le naïf de service. Celui-ci, après s'être inquiété de ne plus entendre ses compagnons et s'être convaincu de l'inutilité de prolonger plus longtemps son attente solitaire, n'a plus qu'à rentrer seul en cherchant son chemin dans un environnement qu'il maîtrise mal.
Une méthode alternative, présentée comme beaucoup plus simple car ne nécessitant pas d'accessoires, serait la suivante : il suffit de se tenir derrière le dahu et de l'appeler. Comme c'est un animal de nature sociable, il se réjouit que quelqu'un s'intéresse à lui, et se retourne. Il perd alors l'équilibre et l'on peut ainsi facilement l'attraper. Le « bêta » est donc initié par les « rieurs » à imiter l'appel ou le sifflement du dahu. Cet « apprentissage » terminé, ce sont les modulations de sa voix ou de son sifflet, perdant de l'assurance au fur et à mesure de la chasse, qui divertissent ses compagnons.
Il existe dans le Jura suisse une autre méthode de chasse : il suffit de repérer l'endroit où le dahu a l'habitude de venir boire et d'attendre son passage en se munissant d'un sac de jute. Lorsque le dahu vient, on le capture en le mettant dans le sac d'un mouvement vif.
Mais comme le dahu a un odorat particulièrement développé, on peut le tromper en se déchaussant et en se tenant les pieds dans l'eau ; pour camoufler l'odeur des mains, il faut également les mettre sous l'eau. Cette chasse au dahu a lieu uniquement de nuit et les mois de novembre à février sont les plus indiqués.
On recommande aussi de disposer du poivre sur de grosses pierres plates : quand le dahu, en broutant, viendrait à renifler le poivre, ceci le ferait éternuer et s'assommer lui-même contre la pierre. (Une variante de cette « méthode » est connue dans certaines régions pour être censée capturer certains oiseaux ou petits rongeurs).
La chasse au bitard ou à la bitarde
En Picardie (où sont implantés des villages ne disposant parfois sur leur territoire que de quelques talus à défaut de vraies collines et de versants montagneux), la variante régionale de la chasse au dahu était pratiquée sous le nom de chasse à la bitarde (en langue picarde « el cache à l'bitarde »), dans certaines communautés villageoises jusque dans les années 1970[1].
L'animal imaginaire ainsi chassé serait un oiseau (à rapprocher de la bécasse ?). Il était bien souvent recommandé au « naïf de service », victime de la plaisanterie, de s'appliquer à siffler ou hululer longuement pour attirer l'oiseau.
Il est rapporté qu'en 1934 un valet de ferme de quinze ans, invité à participer à une chasse au bitard dans un village de Vendée et ayant compris sur le tard le tour qu'on lui avait joué, se vengea en saccageant les jardins de toutes les fermes où travaillaient les domestiques qui s'étaient ainsi moqués de lui[2].
Aspect sociologique et comportemental
Rire à plusieurs aux dépens d'un seul
Si ces farces organisées pour rire en groupe aux dépens d'un autre ne l'étaient pas vraisemblablement ou pas systématiquement par esprit de méchanceté, le récit de leur préparation et de leurs péripéties pouvait alimenter avec un plaisir toujours renouvelé pendant de longs mois, voire plusieurs années, les conversations au café, à la veillée, ou lors des pauses et repas collectifs en période de moisson ou de battage.
La petite communauté villageoise et ses meneurs les plus espiègles n'avaient pas toujours l'occasion de renouveler ce type de farce régulièrement. Il fallait que le hasard soit favorable, parfois au bout de plusieurs années seulement, en ramenant dans leurs « filets » un « étranger », un visiteur de la ville devant séjourner quelque temps dans le village, un jeune apprenti, un domestique ou un travailleur saisonnier n'ayant bien sûr jamais eu vent de la supercherie ou d'une de ses variantes. Il fallait encore que le « nouveau » corresponde au profil de la « proie » potentielle : on procédait alors peu à peu intentionnellement, mais parfois aussi par de simples concours de circonstances, à tester son degré de crédulité et on conditionnait psychologiquement cette proie, par des récits plus motivants les uns que les autres, afin de faire naître ou développer progressivement son intérêt pour une future participation à la chasse à un animal aussi rare.
L'étape suivante, une fois acquise la quasi-certitude que notre homme devrait faire l'affaire (par sa nigauderie confirmée ou la confiance entretenue dans son esprit par une sorte de complicité avec ses « manipulateurs ») n'était pas moins riche en occasions de se moquer de lui à son insu. Il fallait encore lui enseigner le chant supposé ou le ? cri [Fiche] de la bitarde : les « comploteurs » l'entraînaient à produire le sifflement ou le ? hululement [Fiche] le plus « fidèle » possible de façon à ne pas réduire ses chances de succès lors de la chasse.
Plus le jour choisi approchait, plus on l'invitait à réessayer. On lui proposait d'évaluer les progrès réalisés depuis quelques jours. Tout l'art de ce conditionnement était de préserver le bon équilibre entre faire durer ce plaisir préparatoire pour la communauté de rieurs, le faire partager au plus grand nombre et ne pas risquer, en poussant le bouchon un peu trop loin, de mettre la puce à l'oreille de la « victime consentante ».
L'impatience du futur participant à la chasse grandissant ou sa formation de siffleur étant jugée suffisante par ses « inititeurs », il ne restait plus qu'à convenir d'une date et d'un lieu de rendez-vous suffisamment éloigné de la zone habitée, la toute dernière mis en scène consistant en un ultime briefing lors duquel lui étaient données, devant un public de complices anticipant déjà le succès de l'expédition, les recommandations qu'on imagine et distribué son équipement (sac pour emprisonner l'animal, éventuellement lampe-tempête permettant aux organisateurs de visualiser (en riant) les déplacements du naïf dans l'obscurité de la forêt).
On peut facilement imaginer que la morale que tire inévitablement toute « victime » d'une chasse au dahu soit assez proche de la formule de Petit Gibus dans La Guerre des boutons : « Si j'avais su, j'aurais pas venu ! » ou - si l'on préfère - celle du Corbeau de La Fontaine qui, « honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
La version moderne, théâtrale et cinématographique, de ce comportement d'un groupe vis-à-vis d'un individu désigné comme vilain petit canard est sans doute Le Dîner de cons.
Version moderne, ludique et socio-éducative
Dans les Pyrénées, dans les Alpes, au Pays-d'Enhaut ou encore dans les montagnes vosgiennes, la chasse au Dahu est devenue un jeu destiné aux groupes d'enfants (classes vertes, colonies de vacances...). Proche du jeu de piste, la traque de cet animal est l'occasion de s'aventurer en forêt pour y observer les traces de la faune.
Les jeunes chasseurs ont souvent besoin de plus grands pour les aider à confectionner des échasses, parfois des sabots, afin qu'ils puissent les apprivoiser comme animal de compagnie.
Ruraux facétieux montrant leur meilleure maîtrise de l'environnement
Dans ce registre de la moquerie d'« initiés » ruraux à l'encontre d'individus moins au fait de l'environnement naturel, on peut mettre en relation cette pratique de la chasse à un animal imaginaire (impliquant plusieurs « initiateurs » visant une « cible » de jeunes hommes ou d'adultes) avec celle d'un jeu en usage lors de promenades (en Picardie et sans doute ailleurs, et concernant une cible exclusivement enfantine et mettant en scène un nombre bien plus limité de « rieurs »).
Ce jeu ne doit pas être confondu avec Poule ou coq même s'il peut s'y apparenter par le fait que :
- il ne peut se dérouler qu'avec le même matériau de base, des herbes portant de longues séries de petites graines.
- il est présenté au participant novice comme une devinette ou une petite séance de magie familière.
Si pour Poule ou coq, le jeu se réduit à une simple devinette (avec 2 options possibles), sans conséquence aucune, bien souvent renouvelée et devenant même l'objet d'un petit concours, l'autre jeu présente un côté plus désagréable, voire peut-être un peu sadique.
Il s'agit de piéger le petit promeneur (garçon ou fille) que l'on accompagne le long d'un chemin vert en le convainquant, sous prétexte d'un jeu divinatoire sur un thème le concernant personnellement, de se mettre dans la bouche 2 herbes chargées de leurs graines. Il faut que seules les graines soient enfermées dans la bouche, de façon à laisser dépasser de chaque côté, à la commissure des lèvres, la partie inférieure de la tige. Le rôle du « rieur » est alors de tirer vivement et en même temps, sans prévenir, chaque tige afin que se libèrent toutes les graines sur la langue du « naïf ».
Le succès de la plaisanterie est lié au choix par le rieur lui-même des graminées les mieux adaptées. Le désagrément de la « victime » est d'autant plus marqué et spectaculaire (va-t-elle cracher immédiatement ? avaler quelques graines ? s'étrangler un peu au point de tousser ? vite réclamer à boire ?) que les graines sont sèches et éventuellement accompagnées de petites fibres ou, voilà l'idéal, de poussières ou de minuscules insectes.
Il a été constaté quelques cas où les recommandations de bien pincer les lèvres sur les tiges très fibreuses (ou très sèches) ont provoqué une petite coupure de la peau de lèvres ou de la muqueuse proche. Belle occasion pour le rieur de savourer son sadisme devant le vif mécontentement, la colère sous la petite douleur de sa victime, ou l'effroi de celle-ci à la vue de la goutte de sang !
Notes, références et sources
- Hommes et Traditions en Picardie, Yvan Brohard et Jean-François Leblond, Amiens, éd. Martelle, 304 pages, 2001, p. 208 (ISBN 2 87890 085 5).
- La Vendée mythologique et légendaire, Jean-Loïc Le Quellec, Mougon, Geste éditions, 1996, p. 44 (ISBN 2-910919-37-4)
Voir aussi
Bibliographie
- Patrick Leroy, Le Dahu, tome 1 : Légende vivante des montagnes, Éditions du Mont, coll. « Encyclopédie », (ISBN 2950821642)
- Patrick Leroy, Le Dahu, tome 2 : Encyclopédie complémentaire à la précédente, Éditions du Mont, coll. « Encyclopédie », (ISBN 2950821677)
- Patrick Leroy, Mon Carnet de Voyage : Sur les pas du Dahu, Éditions du Mont, coll. « LEGEND », (ISBN 2915652031)
Liens internes
- Le Wolpertinger, équivalent bavarois du dahu
- Le Haggis sauvage, équivalent écossais du dahu
- Le Jackalope, équivalent nord-américain du dahu
- Le Skvader, équivalent suédois du dahu
- Rhinogrades
- Marsupilami
- Phacomochère d'Espigoule