Viendra? Viendra pas? Depuis début novembre, les salariés de General Electric (GE) à Belfort guettaient avec impatience la visite annoncée d’Emmanuel Macron. Finalement, le chef de l’Etat s'est bien rendu dans la cité du Lion, jeudi 10 février, afin d'y annoncer la construction de 6 à 14 nouveaux EPR en France, l'implantation de 50 parcs éoliens en mer pour 2050, mais surtout le rachat de l’activité de turbines à vapeur de GE par EDF. Depuis sa signature en 2014, la vente au groupe américain des turbines Arabelle (pour Alstom Rateau Belfort Le Bourget), bijoux de technologie de 70 mètres de longueur et 1.100 tonnes, s’est révélée être un caillou dans la chaussure présidentielle.
Secrétaire général adjoint de l’Elysée, puis ministre de l’Economie, Emmanuel Macron avait soutenu sans ciller cette acquisition de la branche énergie d’Alstom pour 12,4 milliards d’euros. "Le président est responsable du bilan catastrophique de l’opération, qui a détruit 1.400 emplois dans ma ville", assène Damien Meslot, maire LR de Belfort. "Il a failli à préserver les intérêts nationaux, ce deal est une tache indélébile", abonde sans égards le député Olivier Marleix (LR), qui a présidé en 2018 une commission d’enquête sur les décisions de l’Etat dans les affaires Alstom, Alcatel et STX. Un retour des Arabelle sous pavillon français permettrait de refermer, au moins partiellement, un dossier explosif pour l’Elysée à quelques mois de l’élection présidentielle.
Savoir-faire en déclin
Le problème, c’est que GE Steam Power, division qui conçoit les turbines vapeur, a perdu de son lustre depuis qu’elle a quitté le giron d’Alstom. "Il y a un appauvrissement très net en termes de savoir-faire, estime un ancien cadre du groupe. Beaucoup d’experts nucléaires n’ont pas été remplacés. Et quand ils l’ont été, cela l’a été par des spécialistes de l’énergie fossile qu’il a fallu recaser avec la sortie du charbon décidée par GE." Symbole de ce déclin: en sept ans, les très stratégiques équipes d’ingénieurs chargées de la conception pour la partie nucléaire, basées au siège à Boulogne-Billancourt, ont fondu de 30%.
Pire, des témoignages concordants font état d’un nombre de pièces usinées mais jugées non conformes en forte hausse depuis 2014. "Il y a aussi une baisse de l’expertise à Belfort avec un recours plus important aux intérimaires", poursuit notre source. Un épisode, encore jamais révélé, a marqué les esprits. En février 2020, EDF, client de GE, constate qu’un corps basse pression de près de 500 tonnes, une pièce centrale destinée à la centrale nucléaire de Hinkley Point, en Angleterre, présente des anomalies. Une soudure réalisée par un sous-traitant de GE, la société polonaise ZKS, comporte un matériau inconnu. EDF diligente un contrôle, qui met au jour des problèmes de soudure encore plus importants. Au terme d’une ultime étude, EDF et GE décideront d’envoyer à la benne plusieurs centaines de tonnes d’acier.
De quoi effrayer EDF au moment de signer le rachat de la division? "Les turbines à vapeur de Belfort restent les meilleures du monde", assure un proche de l’entreprise. Mais l’énergéticien, à qui l’Etat a tordu le bras pour cette reprise, n’est pas prêt à mettre n’importe quel prix. Il ne souhaiterait ainsi débourser qu’1 milliard d’euros au maximum, pour une division valorisée 1,5 milliard lors du rachat par GE. L’un des points d’achoppement porte notamment sur le fait que GE veut bonifier son actif et son carnet de commandes. Or EDF n’entend pas payer deux fois, comme client, puis comme repreneur.
Effectifs en chute
Au-delà de l’activité de turbines à vapeur, c’est tout GE France qui a pris un sacré coup sur le carafon depuis 2014. Le groupe américain s’était engagé à créer 1.000 emplois. La promesse n’a jamais été tenue, les effectifs affichant même une décrue vertigineuse. "En additionnant GE et Alstom Power, nous étions 20.000 salariés environ en 2015, nous ne sommes plus que 11.000, résume Philippe Petitcolin, coordinateur CFE-CGC à GE France. Et 4.000 personnes ont quitté le groupe dans le cadre de cessions d’activités par GE. A périmètre constant, il y a donc eu 5.000 suppressions de postes en sept ans."
Le groupe, qui n’a pas voulu répondre à Challenges, communique toujours sur le chiffre de 13.000 salariés français. Mais celui-ci intègre 2.000 employés en instance de départ dans le cadre des différents plans, soulignent les syndicats. Faute d’avoir créé les 1.000 emplois promis, GE a dû s’acquitter, en 2019, de 50 millions d’euros de pénalités. Ceux-ci ont abondé une structure de revitalisation industrielle, le fonds Maugis, chargé de sélectionner des projets pour relancer l’activité dans la région de Belfort. Ce dispositif monte peu à peu en puissance: il a notamment soutenu l’industriel McPhy, qui va installer dans la ville une usine d’électrolyseurs consacrés à la production d’hydrogène vert. "La moitié de l’enveloppe a déjà été attribuée à une demi-douzaine de projets, avec un potentiel de 700 créations d’emplois", précise-t-on au cabinet de la ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher.
Mais pour les syndicats, le compte n’y est pas. Plusieurs autres engagements de GE, pris en octobre 2019 dans le cadre du dernier plan de sauvegarde de l’emploi, n’ont pas été tenus, soulignent-ils. La création de 200 postes à l’horizon 2023 à Belfort? Annulée. L’engagement de conserver au moins 1.275 postes dans l’activité gaz? L’usine est à 50 de moins. Surtout, GE n’a pas respecté sa promesse de faire de la cité du Lion son centre d’excellence pour les turbines à gaz 50 Hz, le marché le plus dynamique. Deux procédures ont été lancées par les syndicats de Belfort. L'une, devant le tribunal judiciaire de Belfort, s'attaque à la direction de General Electric sur le dossier des promesses non tenues de 2019. L'autre procédure a été lancée contre l'Etat, accusé de ne pas avoir joué son rôle de garant dans le cadre de l’accord non respecté de 2014 entre l'Etat et GE.
Bénéfices délocalisés
Selon les calculs de la CFE-CGC, présentés au dernier comité paritaire de suivi des engagements de GE à Bercy le 9 novembre, sur les 69 cadres supérieurs de la division, seuls deux sont basés sur l’implantation franc-comtoise. "GE a sciemment démantelé le site, en installant les dirigeants et les bénéfices en Suisse, et en ne laissant à Belfort que des pertes artificielles", dénonce Cédric Perrin, sénateur LR du Territoire de Belfort. Une étude du cabinet Sacef, mandaté par les représentants du personnel de GE, confirmait ce diagnostic début novembre. Il estimait les fonds transférés vers les paradis fiscaux depuis l’entité belfortaine à 1 milliard d’euros: redevances de marque transférées au Delaware, redevances de technologie transférées en Suisse, marges sur les pièces détachées produites à Belfort mais enregistrées en Suisse… "L’évasion fiscale est avérée, dénonçait l’intersyndicale le 10 novembre. GE détourne de façon disproportionnée et abusive de la valeur et des richesses produites à Belfort."
Même le rebond impressionnant du marché des turbines à gaz, l’activité conservée par GE, ne bénéficie guère au territoire. "Le plan de charge 2022 de Belfort sera le plus élevé jamais enregistré, mais la direction refuse d’embaucher, déplore Philippe Petitcolin. Cinq turbines vont être assemblées aux Etats-Unis, et on craint que la fabrication de dix à quinze autres soit aussi transférée à Greenville (Caroline du Sud)." L'Etat n'a pas été très visionnaire sur le sujet : en juin 2019 sur Public Sénat, la ministre déléguée à l'industrie Agnès Panier-Runacher avait ulcéré les syndicats en annonçant un possible rebond du marché pas avant 2040, en expliquant que les activités gaz n'étaient "pas des activités d'avenir". Les syndicats de Belfort avait répliqué en décernant un "Gérard d'or de l'industrie" à la ministre. "Record battu: 7 âneries en moins de 2 minutes", ironisait l'intersyndicale. Résultat des courses: le rebond du marché a bien eu lieu dès 2019, et les turbines à gaz sont promises à un avenir brillant: elles permettent de compenser l'intermittence des énergies renouvelables.
La situation est assez voisine dans le nucléaire, qui vit une période très dynamique, mais sans que GE n'en tienne compte dans les embauches. Alors que les commandes de turbines pour les centrales thermiques ont dégringolé en raison du déclin du charbon, le nucléaire a représenté l’essentiel des commandes récentes de la branche Steam. Celle-ci a notamment été dopée par le mégaprojet de Hinkley Point, qui devrait rapporter 1,9 milliard de dollars à GE, et par le succès commercial du géant russe Rosatom, avec lequel GE collabore pour les centrales d’Akkuyu, en Turquie, et de Paks, en Hongrie. Mais Belfort n’a pas profité de ce sursaut: les effectifs de Steam ont baissé de 200 postes depuis 2014.
La situation est tout aussi paradoxale dans d’autres divisions de GE basées en France, comme l’activité santé GE Healthcare (2.700 salariés dans l’Hexagone, dont 1.700 à Buc, dans les Yvelines). Elle affiche d’excellents résultats commerciaux: ses mammographes et systèmes d’angiographie croulent sous les commandes et le chiffre d’affaires (1,6 milliard d’euros) est en croissance continue. Ce boom n’a pas empêché GE Healthcare France de lancer ces derniers mois un plan de départs volontaires. "La direction nous dit que les investissements en R&D sont insuffisants, et que pour les financer, il faut que 171 personnes quittent l’entreprise", s’étrangle un délégué syndical.
Exception des éoliennes
En revanche, GE a développé avec un certain succès l’activité d’éoliennes offshore en France. Forte de grosses commandes aux Etats-Unis (Orsted) et au Royaume-Uni (Dogger Bank), l’usine de Cherbourg, qui assemble les pales de 107 mètres de longueur de l’éolienne géante Haliade-X, est passée de 250 salariés en 2019 à 600 actuellement, et devrait monter à 800 dans quelques mois. Le site de Saint-Nazaire, qui assemble les nacelles, monte de 400 à 500 personnes. Tout n’est pas rose pour autant. "Le centre de recherche de Nantes a vu le départ d’un quart de ses effectifs, et une proportion croissante des sous-ensembles des éoliennes est désormais fabriquée en Chine", relève un salarié.
Reste la grande question: quelles seront les conséquences en France du découpage de GE en trois entités distinctes (énergie, santé, aviation), annoncé par le PDG Larry Culp le 9 novembre? Ce dernier, qui s’entretient régulièrement avec Bruno Le Maire, a en effet jeté un froid chez les 174.000 salariés du groupe en révélant que le conglomérat américain, fondé par Thomas Edison en 1892, céderait à compter de 2023 l’activité Healthcare et en 2024 la partie énergie, ne conservant à terme que l’aviation. "Cette restructuration risque de se traduire par des cessions de branches, notamment dans l’énergie, qui pourraient être vendues à des financiers sans vergogne", redoute le maire de Belfort, Damien Meslot. Une épée de Damoclès de plus au-dessus des employés de GE.
Frédéric Pierucci, ex-dirigeant à Alstom. Il œuvre depuis 2019 à la reprise des turbines Arabelle. (c) Sipa
Le baroud d'honneur d'un cadre sacrifié d'Alstom
C’est l’histoire d’un grand brûlé de la guerre économique en quête de revanche. Au printemps 2013, Frédéric Pierucci, directeur monde de la division chaudières d’Alstom, est arrêté et jeté en prison lors d’un voyage aux Etats-Unis. Accusé d’avoir fermé les yeux sur des faits de corruption visant Alstom en Indonésie, condamné en 2017 à trente mois de prison par la justice américaine, le cadre est lâché sans vergogne par son PDG d’alors, Patrick Kron. Frédéric Pierucci racontera son calvaire dans un livre poignant (Le Piège américain, J.C. Lattès). A son retour en France, il se lance dans un projet un peu fou: refaire passer les stratégiques turbines vapeur Arabelle de l’ex-Alstom, rachetées par GE en 2014, sous pavillon français. Dès janvier 2019, Pierucci se démène auprès du pouvoir. Il se rend à Bercy, à Matignon, à la Caisse des dépôts, à Bpifrance, monte un tour de table 100% tricolore, avec l’appui du fonds d’investissement Sénevé Capital. Mais il a besoin de financements publics et milite pour que Framatome soit intégré au projet de reprise. "Pierucci voulait que l’Etat paie et se retrouver à la tête de l’entité, ce n’était pas sérieux", grince-t-on à Bercy. Mis hors jeu par l’exécutif au profit d’EDF, l’ex-Alstom n’a toutefois pas démérité. "Il a sonné le tocsin avant tout le monde, et préparé le terrain à un retour en force de l’Etat", salue Alexandre Medvedowsky, président de l’Observatoire de l’intelligence économique français, qui a soutenu la démarche de l’ancien cadre d’Alstom.
Hugh Bailey est à la tête de GE France. (c) REA
Le patron de GE France au cœur d'une affaire politico-économique
C'est un scandale de plus qui éclabousse GE, mais aussi Emmanuel Macron. Le directeur général de GE France, Hugh Bailey, est visé depuis le 6 septembre 2019 par une enquête préliminaire pour "prise illégale d’intérêts". Selon nos informations, celle-ci, qui est menée par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), est toujours en cours. Hugh Bailey, a été conseiller technique d’Arnaud Montebourg, puis d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie entre 2012 et 2016, avant de rejoindre GE France en 2017 et d’en prendre la direction générale en avril 2019. Seulement comme l'a souligné la députée des Deux-Sèvres, Delphine Batho, qui a saisi le procureur de la République en juin 2019: "une aide de 70,3 millions d’euros a été accordée à General Electric Energy Product (…) pour l’achat de quatre turbo-alternateurs pour une centrale à cycle combinée à Bazian, en Irak, au premier semestre 2016." Ces 70 millions n’étaient pas des aides directes à GE, mais correspondaient à des crédits de la Coface, l’établissement d’assurance-crédit français garantissant les exportations des produits fabriqués dans l’Hexagone. Delphine Batho ajoutait que "M. Bailey n’avait probablement pas pris cette décision seul" mais qu’il avait été embauché chez GE l’année suivante. Contacté, Hugh Bailey, n'a pas souhaité répondre à nos questions.