En cette fin de journée du 25 octobre, Bernard Charlès aurait pu verser dans le débit confortable des résultats de la société qu'il dirige, Dassault Systèmes. D'autant que l'entreprise spécialisée dans le numérique, capable de construire une usine virtuelle en 3D comme de simuler un bras bionique, affiche ce jour-là une hausse de 11% de son chiffre d'affaires trimestriel (1,42 milliard d'euros) et une remontée en flèche de son cours de Bourse.
"C'est une bonne journée", se contente de commenter le PDG de cette filiale du groupe aéronautique Dassault, membre du CAC 40. Car, pour l'heure, il préfère d'autres envolées. A 66 ans, le diplômé de Normale sup veut prendre de la hauteur pour continuer la discussion engagée avec le philosophe Pierre Musso dans La Renaissance de l'industrie (Editions de l'Aube), paru en septembre.
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Challenges a réuni en exclusivité les deux hommes. "L'industrie, c'est toute l'économie, prévient Charlès. L'industrie, c'est l'évolution d'une civilisation. L'industrie, c'est la société: tout est industrie."
Et Pierre Musso, spécialiste d'Henri de Saint-Simon, inventeur de l'industrialisme, renchérit: "Il ne faut pas aborder ce sujet d'un point de vue économique ou technique. C'est une affaire de philosophie, un problème anthropologique."
Un changement du réel
Nous voilà prévenus: il ne sera pas question de commenter les implantations d'usines de batteries électriques dans les Hauts-de-France et les bons chiffres de l'emploi industriel. Plus ambitieux, le patron insiste: "Il y a, en Europe, une nouvelle fiction, un nouveau récit à inventer pour cette renaissance de l'industrie." Afin d'esquisser cette utopie, il ne veut pas se contenter d'équations et de tableurs: l'imaginaire doit tenir une place centrale.
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"Ce n'est pas un hasard si la renaissance de l'industrie américaine passe par la Californie, la terre de Hollywood, analyse Charlès. La création industrielle, c'est un morceau de rêve réalisé. Il est urgent de donner une plus grande place à l'imagination."
L'ingénieur et le philosophe estiment d'ailleurs que le retour des usines s'accompagne d'un changement du réel. "L'industrie a toujours inventé de nouveaux mondes, notamment la mondialisation, explique Musso. Mais aujourd'hui, la nouveauté tient dans ce qu'elle invente un monde en double." Et Charlès de détailler: "Grâce au numérique, l'humain peut observer ce qui n'existe pas."
Créer de façon digitale le cockpit de la voiture du futur pour l'équipementier Faurecia, ou même une cohorte de patients pour tester des médicaments, dans l'industrie pharmaceutique: tel est en effet le savoir-faire de Dassault Systèmes. Charlès ne résiste pas à l'envie de glisser quelques pages de publicité pour son groupe…
Clivants sur l'écologie
La société permet aussi de concevoir le jumeau numérique d'un cœur humain, pour préparer une opération; ou, grâce à Catia, son logiciel fétiche, un Boeing avant sa fabrication. "Pour la première fois de l'humanité, par une technique nouvelle, ce qui est stocké comme données sur un bien apporte plus de connaissances et de valeur que l'objet produit lui-même. Tout cela grâce à une série de 0 et de 1. C'est intrigant", reconnaît Charlès.
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Les deux compagnons de réflexion sont plus clivants sur un point important du débat actuel: la transition vers un modèle plus durable. Dans le livre, le mot écologie n'apparaît qu'une seule fois dans la bouche de Charlès. Et c'est pour critiquer des "débats idéologiques, de position" qui "ne sont pas des productions d'idées nouvelles".
Il préfère, lui, forger un concept de "bilanciel": les logiciels doivent permettre de calculer ce qui est pris à la nature et ce qui est apporté à la société dans la réalisation d'un projet. Car pour Charlès comme pour Musso, pas question de balayer les activités manufacturières, au contraire. "La bifurcation ne se fera qu'en s'appuyant sur l'industrie", estime le philosophe.
C'est même un point sur lequel le Vieux Continent peut se distinguer des Etats-Unis. "Là-bas, tout projet technologique doit être réalisé par principe, avance Musso. A l'Europe, où est née l'industrie, de réinventer sa propre histoire, qui ne sera ni celle d'une religion purement productive et technologique; ni celle d'une dénonciation sans fin du collapse et de l'effondrement." Une fine ligne de crête pour observer l'horizon.