Christophe Durieux et sa compagne Odile Broglin le claironnaient haut et fort depuis des années : People & Baby, l’un des quatre leaders français des crèches privées qu’ils ont fondé en 2004, restait « le dernier groupe familial » détenu par ses fondateurs. Le 20 mars dernier, le dirigeant martelait encore devant la commission d’enquête parlementaire sur le modèle économique des crèches que le couple s’était même séparé par le passé de fonds d’investissement « pour jouir d’une indépendance plus forte » en contractant une dette qui « garantit l’autonomie de [leurs] décisions » et leur permettait, selon lui, de « garder le contrôle ».
La seule assurance, selon les fondateurs, de « fournir le meilleur service », « sans jamais renoncer à la qualité de l’accueil » des tout-petits. Une garantie qui n’a toutefois pas empêché la mort d’une petite fille de 11 mois par empoisonnement survenu dans l’une des microcrèches lyonnaises du groupe en juin 2022. Dans cette affaire, le groupe n’est pas poursuivi - la puéricultrice accusée d’avoir fait ingérer un détergent au bébé a été mise en examen. Mais ce drame est à l’origine d’une série de rapports et d’enquêtes journalistiques épinglant notamment les dérives de la financiarisation du secteur ces dernières années. Et à laquelle People & Baby n’a pas échappé.
Car face aux députés en cet après-midi de mars 2023, les fondateurs du groupe de crèche se gardent alors bien de revenir sur le bras de fer qui les oppose en coulisses depuis des mois à leur principal créancier autour du contrôle de leur entreprise. Un différend à mille lieues de l’univers innocent et enfantin des couches et des petits pots qui se joue au cœur des arcanes financiers du groupe les plus opaques.
Fondateurs débarqués
Le 22 avril, un mois presque jour pour jour après son passage devant les élus de la République, un premier coup de théâtre vient jeter une lumière crue sur le groupe, qui, en France, emploie 6 000 salariés et accueille 11 000 enfants dans 583 crèches. Dans un communiqué laconique de People & Baby, on apprend que Christophe Durieux est débarqué de la direction de son groupe à la surprise générale. Lors d’une assemblée générale des associés « lunaire » tenue le même jour, à laquelle les élus du Comité social et économique (CSE) sont conviés in extremis par Christophe Durieux, les représentants du personnel assistent, médusés, par visioconférence à la destitution de leur patron et à la nomination de leur nouveau boss, Philippe Tapié, ex-dirigeant de Maisons de Famille, un groupe d’Ehpad. Ils rencontrent aussi à cette occasion le nouvel associé minoritaire du couple Durieux-Broglin, Alcentra.
Quelques jours plus tôt, le 18 avril, ce fonds de dette anglo-saxon a pris le contrôle opérationnel de People & Baby en activant son « action de préférence », lui permettant d’obtenir les deux tiers des droits de vote de la société et donc le pouvoir d’en changer la direction. « Le conseil d’administration remercie chaleureusement Christophe Durieux, fondateur de People & Baby, qui quitte ses fonctions de président tout en restant l’actionnaire de référence et président du comité stratégique », annonce le communiqué en saluant « son audace entrepreneuriale ». Odile Broglin, elle, est mise à pied puis licenciée pour avoir critiqué Alcentra dans des mails à des salariés. Les voilà tous deux relégués sur le banc de touche.
« C’est un putsch par un fonds vautour qui ne connaît rien à la petite enfance, qui veut récupérer la gouvernance de notre entreprise, saine, rentable et en croissance », fulminait alors l’entrepreneur de 56 ans qui promettait de ne pas en rester là. Selon nos informations, ce lundi 15 juillet, le dirigeant a assigné le fonds à comparaître devant le tribunal de commerce de Paris contestant les conditions d’obtention de la « golden share ».
L’entrée du fonds de dette
Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui à la tête de People & Baby, un bref regard dans le rétroviseur s’impose. Entre Christophe Durieux et Alcentra, l’histoire commence en 2018. Le couple Durieux-Broglin détient alors à nouveau la totalité du capital de People & Baby, après avoir racheté la participation de Bpifrance et CM-CIC en 2015. Lui, entrepreneur trapu passé par la communication est réputé pour son opiniâtreté et sa rudesse en affaires. Au sein du groupe, c’est lui qui s’occupe du développement et des finances, laissant à Odile Broglin, infirmière puéricultrice à la silhouette élancée, le pilotage du modèle pédagogique.
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Entre les « Big Four » du secteur des crèches privées - Babilou, Les Petits Chaperons rouges (groupe Grandir), La Maison Bleue et People & Baby - la concurrence est féroce. Le marché français ne suffit plus à rassasier l’appétit de ces entreprises dont les crèches ont poussé comme des champignons à travers l’Hexagone en moins de quinze ans. En 2018, le couple cherche du cash pour accélérer à l’international. Contrairement à leurs concurrents qui se rapprochent de fonds d’investissement pour financer leur croissance, les fondateurs de People & Baby préfèrent s’endetter. Ils s’allient à Alcentra qui débloque jusqu’à 500 millions d’euros (hors intérêts), par tranche. Très vite, le groupe (100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2015) grandit à coups d’acquisitions au point de réaliser la moitié de ses revenus à l’étranger et d’être aujourd’hui présent dans neuf autres pays dont les Etats-Unis, le Luxembourg, Singapour, la Chine ou encore les Emirats arabes unis.
Premiers désaccords
Les premiers désaccords surviennent lors de la crise sanitaire. « Plusieurs établissements étaient fermés, l’activité en a naturellement pâti, raconte Christophe Durieux. Nous avons logiquement demandé la suspension ou le report du paiement des intérêts de l’ordre de 2 à 3 millions par trimestre. Alcentra a refusé. Nous avons dû les payer, ce qui nous a beaucoup handicapés. » Les relations se tendent à nouveau fin 2022, après le rachat du fonds de dette par le fonds américain Franklin Templeton. « Alcentra a refusé de débloquer la dernière tranche d’investissement de l’année de 12,9 millions d’euros sous prétexte que nous avions « explosé » le ratio d’endettement de 0,1 % ! Or nous avions déjà engagé cette somme pour réaliser des investissements, comme cela était prévu. Le fonds n’a pas respecté son engagement en sachant pertinemment que ça allait nous mettre en difficulté », déplore Christophe Durieux. Sollicités, People & Baby et Alcentra n’ont pas répondu aux questions de Challenges ; Alcentra n’ayant pas accusé réception de notre demande.
S’ensuivent de longs mois de tractations qui débouchent sur un compromis en juillet 2023. « Nous avons signé un accord pour que le remboursement de la dette et ses intérêts soit reporté à la sortie d’Alcentra fixée en 2025, avance l’entrepreneur. Il est alors impossible d’affirmer qu’il y aurait un retard dans le paiement des intérêts ou dans le remboursement du principal ! », veut-il croire. Entretemps, Christophe Durieux missionne en mai 2023 Matthieu Pigasse et sa banque d’affaires Centerview pour refinancer sa dette et trouver d’autres investisseurs pour entrer au capital ou racheter certaines activités. Mais la trésorerie du groupe continue de se dégrader au point de basculer dans le rouge à l’automne 2023. En parallèle, le dossier est suivi de près par Bercy qui accorde un moratoire sur des dettes sociales et fiscales.
La « golden share » de la discorde
« A partir de septembre 2023, Alcentra a fait une pression permanente, jour et nuit, pour que je signe l’attribution d’une « golden share » en échange d’une nouvelle tranche d’investissement, tout en nous imposant de prendre à notre charge l’ensemble de leurs conseils financiers et juridiques, pour un total de 7 millions d’euros ! » Acculé, le dirigeant finit par céder dans la nuit du 4 décembre. Alcentra obtient ainsi une action du groupe par le biais d’une augmentation de capital mais pas n’importe laquelle. Cette « action en or » ou « action de préférence » permet au fonds de dette, à partir du moment où elle est activée, d’obtenir 66,66 % des droits de vote de la société. Golden share que le fonds active quatre mois plus tard.
« Ce n’était pas la première fois qu’Alcentra remettait au pot pour payer les salaires et éviter une cessation de paiements. Les derniers rapports financiers étaient mauvais. L’ancienne direction avait par ailleurs cassé les ratios d’endettement à plusieurs reprises. Alcentra a sifflé la fin de la récréation, défend une source proche de People & Baby. L’objectif est désormais de restructurer l’entreprise, de la désendetter et de la remettre en bon ordre de marche. C’est la mission qui a été confiée à Philippe Tapié qui œuvre en priorité à rassurer les équipes qui sont éprouvées et préoccupées par la situation du groupe. »
Pour Christophe Durieux, l’ambition du créancier est toute autre : « Après avoir lui-même provoqué cette crise de trésorerie, Alcentra fait tout pour nous affaiblir, en jetant le discrédit sur notre gestion, pour tenter de légitimer la violence de leur putsch. In fine, le fonds n’a qu’un seul but : nous diluer fortement, puis convertir leur dette en capital et enfin vendre notre groupe à la découpe, pour en tirer un montant bien supérieur à leur dette », se persuade le dirigeant qui revendique en 2023 un chiffre d’affaires de 443 millions d’euros pour 53 millions d’euros de marge. Lui dénonce « une méthode parfaitement bien huilée » d’Alcentra appliquée dans d’autres entreprises françaises, comme l’institut de sondages BVA en 2020 ou le groupe Vivarte.
Les concurrents à l’affût
« C’est Christophe Durieux qui a lui-même choisi cette banque d’affaires et initié le processus de vente bien avant son départ de la direction », rappelle une source proche du dossier. Ces dernières semaines, plusieurs offres de reprise ont été transmises à la banque d’affaires. « Imaginez-vous que nous n’y avons même pas accès avec Odile, alors que nous sommes les actionnaires à 100 % [moins une action de préférence, NDLR] ! », assure le dirigeant. Selon La Lettre de l’Expansion et Le Figaro, Babilou serait candidat au rachat des activités de Dubaï. Les Petits Chaperons Rouges (groupe Grandir) s’intéresse pour sa part aux crèches américaines du groupe, quand un autre groupe britannique Busy Bees, serait également sur les rangs.
Rare point d’entente entre les fondateurs de People & Baby et leur créancier, la crise de gouvernance actuelle et les difficultés de trésorerie du groupe n’auraient « aucun lien » avec le drame de Lyon de 2022. Ce tragique événement a pourtant secoué tout le secteur de la petite enfance, des professionnelles aux parents, et débouché notamment sur le rapport choc de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) d’avril 2023, pointant de nombreux cas de maltraitances dans les crèches et des dysfonctionnements graves, ouvrant la voie à la commission d’enquête parlementaire sur le modèle économique des crèches privées en décembre dernier.
Lors de son audition, questionné à plusieurs reprises par les députés sur la gouvernance du groupe et sa myriade de filiales, le couple Durieux-Broglin avait peiné à détailler son architecture capitalistique opaque. Visages fermés à la mine penaude, bras croisés, cafouillages dans le maniement des micros, explications évasives voire confuses… Les dirigeants avaient alors notamment omis de mentionner l’existence d’Alcentra. Des atermoiements qui avaient provoqué l’agacement et un ferme rappel à la loi du président de la commission, le député LR Thibault Bazin. Après la médiatisation du changement surprise de gouvernance, les députés membres de la commission ont déposé deux signalements auprès de la Procureure de la République : l’une pour « faux témoignage » (Thibault Bazin et la rapporteure Sarah Tanzilli), l’autre « pour abus de biens sociaux et fraude fiscale » (William Martinet, député LFI) (lire l’encadré). Ajoutant deux autres procédures au crédit du couple dans une affaire qui ne manque décidément pas de rebondissements.
Des SCI du couple dans le viseur
L’ex-député LFI William Martinet a saisi la Procureure de la République le 28 mai, accusant Christophe Durieux et Odile Broglin d’abus de biens sociaux et de fraude fiscale, après leur audition devant la commission d’enquête parlementaire sur le modèle économique des crèches, dont il est membre. Il accuse notamment le couple, propriétaires de plusieurs sociétés civiles immobilières (SCI) auxquelles le groupe People & Baby verse des loyers, d’avoir procédé au « versement intégral des loyers dus aux SCI » par People & Baby au moment de la crise de gouvernance au détriment des autres créanciers, et « alors que le versement des salaires n’était pas assuré à moyen terme ». Les fondateurs ont ainsi « donné priorité à leurs intérêts personnels » estime-t-il. Autre suspicion signalée, celle de fraude fiscale, au sujet d’une SAS Christophe & Odile, détenue par les deux dirigeants et domiciliée à Saint-Barthélemy « qui bénéficie d’un régime fiscal particulier ». Dans un courrier adressé au député que Challenges a consulté, le couple reconnaît le versement des loyers le 19 avril « en parfaite et totale conformité avec la loi ». Récusant « toute fraude fiscale », le couple assure que la SCI antillaise a pour objet « la gestion d’une maison, destinée à la location touristique, sur ce même territoire » et que son activité n’a « aucun lien avec People & Baby ».