Lemme de Gauss (polynômes)
En mathématiques, le lemme de Gauss originel énonce que si un polynôme à coefficients entiers est produit de deux polynômes unitaires à coefficients rationnels, ceux-ci sont en fait nécessairement à coefficients entiers.
Sa version moderne en est une double généralisation, remplaçant l'anneau des entiers par un anneau factoriel A, et stipulant que le produit de deux polynômes primitifs (c.-à-d. à coefficients premiers entre eux) est primitif. Elle permet de démontrer la factorialité de l'anneau A[X].
Versions historiques
[modifier | modifier le code]Le lemme originel apparaît dans les Disquisitiones arithmeticae de Gauss, à l'article 42, sous la forme contraposée suivante[1] :
Version de Gauss — Soient deux polynômes unitaires et
Si leurs coefficients sont tous rationnels, sans être tous entiers,
alors leur produit PQ a au moins un coefficient qui n'est pas entier.
Harold Edwards remarque que cette version historique a l'avantage, par rapport à la « version moderne » ci-dessous, de se prêter à une « profonde généralisation », dans laquelle les entiers usuels sont remplacés par les entiers algébriques, et les nombres rationnels par les nombres algébriques[2],[3]. Richard Dedekind a redécouvert (dix ans après Leopold Kronecker) une version encore plus générale (il l'avait dans un premier temps formulée seulement pour les entiers usuels)[4] :
« Théorème de Prague » de Dedekind — Soient P et Q deux polynômes à coefficients algébriques. Si les coefficients du produit PQ sont des entiers algébriques, alors le produit de n'importe quel coefficient de P par n'importe quel coefficient de Q est un entier algébrique.
La version de Kronecker était en réalité bien plus générique[5],[6] :
Théorème de Kronecker — Dans l'anneau de polynômes en m + n + 2 indéterminées, soit C le sous-anneau engendré par les (0 ≤ k ≤ m + n). Alors, chacun des (m + 1)(n + 1) éléments est entier sur C.
De plus, en se passant (comme le théorème de Prague) de l'hypothèse « polynômes unitaires », elle englobait aussi la version moderne ci-dessous[4] :
Version moderne
[modifier | modifier le code]Pour exprimer la version moderne du lemme de Gauss, on a besoin de deux notions : celle de polynôme primitif et celle de contenu d'un polynôme :
Soient A un anneau intègre et K son corps des fractions.
- Un polynôme P = a0 + a1X + … + anXn de A[X] est dit primitif si PGCD(a0, a1, … , an) = 1.
- Si A est à PGCD, tout polynôme P de K[X] s'écrit comme le produit d'une constante de K et d'un polynôme primitif de A[X]. Cette constante, appelée contenu de P et notée c(P), n'est définie qu'à produit près par un inversible de A, et elle appartient à A si et seulement si P est à coefficients dans A.
La version moderne du lemme de Gauss est alors, selon les auteurs, l'un[7] ou l'autre[8],[9],[10] des deux théorèmes équivalents suivants, ou les deux[11],[12], énoncés le plus souvent seulement pour un anneau factoriel A.
Version moderne du lemme de Gauss — Soient A un anneau intègre à PGCD et K son corps des fractions.
Plus précisément[17], pour tout anneau intègre A :
- si A est à PGCD alors il vérifie le lemme de Gauss usuel : si a divise bc et si a est premier avec b, alors a divise c ;
- s'il vérifie ce lemme alors il vérifie la propriété « PP » (primalité avec un produit) : si a est premier avec b et c alors il est premier avec bc ;
- PP équivaut au point 1 ci-dessus (donc aussi au point 2 lorsque A est à PGCD) ;
- les deux implications élémentaires « à PGCD ⇒ Gauss usuel » et « Gauss usuel ⇒ PP » sont strictes.
L'implication « PP ⇒ point 1 » est donc le point clé de la version moderne ci-dessus.
Applications
[modifier | modifier le code]Le corollaire suivant de cette version moderne est énoncé lui aussi le plus souvent seulement pour un anneau A factoriel[9],[11], et avec « premier dans A[X] » remplacé (provisoirement) par « irréductible dans A[X] »[18],[19],[7],[10]. Il est parfois appelé lui aussi « lemme de Gauss »[20] :
Corollaire[13] — Soient A un anneau intègre à PGCD et K son corps des fractions. Les éléments premiers de A[X] sont :
- les éléments premiers de A ;
- les polynômes primitifs de A[X] irréductibles dans K[X].
On déduit de ce corollaire que si A est un anneau intègre à PGCD alors l'anneau de polynômes en plusieurs indéterminées A[(Xi)i∈I] aussi (que I soit fini ou infini), et que de même, si A est un anneau factoriel alors l'anneau de polynômes A[X] est factoriel[9],[11],[13],[19],[18] (donc tout anneau de polynômes en plusieurs indéterminées à coefficients dans A est aussi factoriel[9]).
Ce corollaire peut aussi être utilisé pour démontrer le critère d'irréductibilité d'Eisenstein[21],[22].
Enfin, la version de Gauss suffit pour démontrer que les polynômes cyclotomiques (unitaires à coefficients entiers) sont irréductibles.
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Cité d'après la . (Le traducteur utilise le mot « fonctions » à la place de « polynômes ».)
- (en) Harold M. Edwards, Divisor Theory, Springer, (lire en ligne), p. 1.
- (en) Alexey L. Gorodentsev, Algebra II, Springer, (lire en ligne), p. 229, l'énonce sous le nom de « lemme de Gauss-Kronecker-Dedekind », en remplaçant les entiers algébriques par les éléments entiers sur un anneau commutatif unifère quelconque A et le corps des nombres algébriques par un sur-anneau quelconque de A.
- Edwards 1990, p. 2-4.
- (en) Thierry Coquand et Henrik Persson, « Valuations and Dedekind’s Prague theorem », J. Pure Appl. Algebra, vol. 155, , p. 121-129 (lire en ligne), Th. 6.
- (en) Nicholas Phat Nguyen, « Valuation and divisibility », arXiv, (arXiv 1404.6215), Cor. 7.7.
- Jean-Étienne Rombaldi, Leçons d'oral pour l'agrégation de mathématiques, seconde épreuve : les exercices, De Boeck Supérieur, (lire en ligne), p. 67, mais seulement pour A = ℤ.
- N. Bourbaki, Algèbre commutative (lire en ligne), chap. 7, § 3, no 5, lemme 1.
- Serge Lang, Algèbre [détail des éditions], chap. V, § 6 (éd. ang. p. 126-128).
- Xavier Gourdon, Algèbre et probabilités, Ellipses, coll. « Les maths en tête », (lire en ligne), p. 62, mais seulement pour des polynômes de ℤ[X].
- Jean-Pierre Ramis, André Warusfel et al., Mathématiques, tout-en-un pour la licence 3 : cours complet avec applications et 300 exercices corrigés, Dunod, , 2e éd. (lire en ligne), p. 12.
- Guy Auliac, Jean Delcourt et Rémi Goblot, Algèbre et géométrie, ÉdiScience, coll. « Objectif Licence », (lire en ligne), p. 63, mais seulement pour des polynômes de A[X].
- (en) Hwa Tsang Tang, « Gauss' lemma », Proc. Amer. Math. Soc., vol. 35, , p. 372-376 (DOI 10.1090/S0002-9939-1972-0302638-1).
- (en) Irving Kaplansky, Commutative Rings, University of Chicago Press, , chap. 1.6, p. 42, exercice 8.
- (en) Ray Mines, Fred Richman et Wim Ruitenburg, A Course in Constructive Algebra, Springer, (lire en ligne), p. 123.
- (en) Pete L. Clark, « Commutative algebra », sur alpha.math.uga.edu, , p. 282, Th. 15.24.
- (en) D. D. Anderson et R. O. Quintero, « Some Generalizations of GCD-Domains », dans D. D. Anderson, Factorization in Integral Domains, Marcel Dekker, (lire en ligne), p. 189-195, en particulier Th. 3.1, Ex. 3.7 et Ex. 3.12.
- Auliac, Delcourt et Goblot 2005, p. 63-64.
- Jean-Pierre Escofier, Toute l'algèbre de la licence : Cours et exercices corrigés, Dunod, , 5e éd. (lire en ligne), p. 506-507.
- Jean-Jacques Risler et Pascal Boyer, Algèbre pour la licence 3 : groupes, anneaux, corps, Dunod, (lire en ligne), p. 100, mais seulement pour A = ℤ.
- Risler et Boyer 2006, p. 100.
- Gourdon 2021, p. 62.
Bibliographie
[modifier | modifier le code](en) Jimmy T. Arnold et Philip B. Sheldon, « Integral domains that satisfy Gauss's lemma », Michigan Math. J., vol. 22, no 1, , p. 39-51 (DOI 10.1307/mmj/1029001420)