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Étude sur Orphée/01

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Heugel (no 35p. 273-274).

ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK[1]

Il n’est pas, dans la poésie antique ou moderne, de sujet qui ait séduit les musiciens à l’égal de la légende d’Orphée. Cela se conçoit. En effet, sans même parler de la beauté essentielle du drame, où trouver un plus éclatant symbole du prestige de la musique que ce mythe, à la fois naïf et profond, qui la représente comme possédant un pouvoir tellement irrésistible qu’elle commande à la nature entière ? Car non seulement les éléments, les rochers, les bêtes féroces et les arbres des forêts sont soumis à son empire, mais, par un prodige stupéfiant, ses accents magiques en arrivent à vaincre jusqu’à la Mort !

Dès les premières manifestations du mouvement musical duquel sortit l’opéra, poètes et musiciens se placèrent à l’envi sous le patronage de leur mythologique initiateur. Le premier « drame en musique » des temps modernes est quant à la date, une Euridice qu’Ottavio Rinuccini et Jacopo Peri firent représenter à Florence, le 6 octobre de l’an 1600, lors des fêtes données en l’honneur des noces d’Henri iv et de Marie de Médicis. Dans la même année, un autre compositeur, Giulio Caccini, écrivait sur les mêmes vers une nouvelle partition.

Sept ans plus tard, musicien de génie, Monteverde, composa un Orfeo ; et l’on put voir dès lors quel avenir était promis au nouveau genre lyrique, tant cette œuvre, par la hardiesse de ses harmonies et la nouveauté de ses combinaisons instrumentales, surpassait les timides inventions des précurseurs florentins.

Vers le milieu du siècle, Mazarin voulut introduire en France cette forme d’art qui, en peu d’années, avait pris un si grand développement dans son pays : il fit venir à Paris des chanteurs italiens, et, le 2 mars 1647, leur fit donner une représentation au Palais-Royal, dans la même salle où Richelieu avait fait jouer sa tragédie de Mirame. Ce premier opéra joué en France fut encore un Orfeo, dont le compositeur avait nom Luigi Rossi.

La création de l’opéra allemand ne remonte guère au delà des dernières années du dix-septième siècle ; l’on en attribue l’honneur au Saxon Reinhard Keiser. Celui-ci, en 1699, composa un opéra qui fut représenté à Brunswick sous le titre de la Lyre enchantée d’Orphée (Dieu verwandelte Leyer des Orpheus) ; puis, reprenant son œuvre, il la développa et la divisa en deux parties, sous le nom général d’Orpheus (Hambourg, 1702) ; enfin, en 1709, il la réduisit de nouveau en une seule soirée, sous le titre d’Orphée en Thrase (Orpheus in Thracien).

En France, Lulli n’aborda point ce sujet ; mais ses deux fils, Louis et Jean-Baptiste, écrivirent un Orphée, en trois actes et un prologue, qui fut donné à l’Opéra de Paris le 8 avril 1690.

Mais c’est surtout sous forme d’opéra italien que la légende d’Orphée fut traitée avec continuité, depuis les origines jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. On attribue à Zarlino, le célèbre théoricien de l’harmonie, la composition d’un Orfeo ed Euridice. Sous le même titre fut représenté un opéra d’Ant. Sartorio, à Venise, en 1672 ; puis vinrent : la Lira d’Orfeo, par Ant. Draghi, à Laxenbourg, près Vienne (1683) ; Orfeo ed Euridice, de Joh. Jos. Fux (Vienne, 1715) ; i Lamenti d’Orfeo, de Wagenseil (Vienne, 1740) ; Orfeo, de Karl Heinrich Graun (Berlin, 1752) ; l’Orfeo ed Euridice, de Gluck (Vienne, 5 octobre 1762) ; Orfeo, de Jean-Chrétien Bach (Londres, 1770) ; Orfeo ed Euridice, de Tozzi (Munich, 1775) ; Orfeo ed Euridice, de Bertoni (Venise, 1776) ; Orfeo de Guglielmi (Londres, 1780) ; Orfeo ed Euridice, d’Haydn, composé à Londres en 1793-94 et resté inachevé ; Orfeo, de Luigi Lamberti (vers 1800).

À ces œuvres écrites sur des poèmes italiens, il faut joindre un Orpheus anglais de J. Hill (Londres, 1740) ; un Orphée français, composé par Dauvergne vers 1770, et non représenté ; Orpheus, opéra danois de Naumann (Cophenhague, 1785) ; enfin, outre les compositions déjà citées de Keiser, les opéras allemands suivants : Orpheus, de Georges Benda (Gotha, 1787) ; un autre Orpheus, de Fried. Wiilh. Benda (Berlin, 1788) ; la Mort d’Orphée (Der Tod des Orpheus), de Max. Fr. von Droste-Hülshoff (écrit en 1791, non représenté) ; une autre Mort d’Orphée, de Gottlob Bachmann (Brunswick, 1798) ; Orpheus, de Kannabich (Munich, vers 1800) ; enfin, Orpheus, de Fr. Aug. Kanne, (Vienne, 1810).

Avec de moindres développements, le même sujet a été employé dans plusieurs œuvres musicales parfois signées de grands noms. L’une des plus belles cantates françaises du xviiie siècle est un Orphée de Clérambault. Berlioz a eut une Mort d’Orphée à mettre en musique pour un concours de Rome. Liszt en a tiré un poème symphonique ; Léo Delibes, une scène lyrique pour chant, chœur et orchestre. Même il y eut des pantomimes et des ballets composés dès le xviie siècle, sur les amours d’Orphée et d’Eurydice : le plus ancien est d’Henri Schütz, le précurseur du grand Bach, et fut joué à Dresde, en 1638, pour les fiançailles du prince Georges ii de Saxe. Ensuite parurent, en Angleterre, plusieurs divertissements ou mascarades, composés tour à tour par Martin Bladen (Londres, 1705), J. Dennis (1707), John Weaver (1717), Rich (1741), Reeve (1792) et Peter von Winter (1805) ; enfin en France, un ballet d’Orphée, musique de Blaise, fut joué au théâtre de la Foire en 1738.

Et, comme les plus nobles sujets ne sont pas à l’abri de la satire, plusieurs parodies furent représentées en Allemagne et en France. Il suffit de citer pour mémoire l’opéra bouffe d’Offenbach, joué précisément au moment où l’Orphée de Gluck, après un si long oubli, allait, grâce à l’admirable interprétation de Mme Pauline Viardot, retrouver à Paris un accueil mémorable autant que significatif.

Par la chronologie ci-dessus, l’on peut juger que, si l’Orphée de Gluck n’est pas la dernière œuvre qui fut inspirée par la légende du chantre de Thrace, du moins, après lui, aucun grand musicien n’osa plus aborder ce sujet : bientôt même celui-ci fut abandonné par les médiocres dont le seul idéal est l’imitation, et pour lesquels la supériorité du génie n’éclate que lorsqu’un succès définitif l’a consacrée. Parmi ceux qui, après Gluck, y songèrent encore, nous ne trouvons plus qu’un grand nom, celui d’Haydn : encore, bien qu’il semble que son Orfeo ed Euridice, dont quelques fragments nous restent, dût affecter un caractère bien différent, n’osa-t-il même pas l’achever. À partir du XIXe siècle, le nom de Gluck est si complètement associé à l’idée d’Orphée qu’aucun musicien n’oserait plus toucher à cette légende, au sujet de laquelle il semble que, désormais, tout soit dit.

(À suivre.)
Julien Tiersot.

  1. Cette étude est destinée à servir de préface à l’édition d’Orphée de Gluck, élaborée par M. Camille Saint-Saëns, conjointement avec notre collaborateur Julien Tiersot, pour la grande collection des œuvres de Gluck dont la publication est due à l’initiative de Mlle Fanny Pelletan.