Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Zincalis
Zincalis. C’est le nom qu’on donne aux bohémiens en Orient. Les auteurs de la Revue Britannique, qui nous ont enrichis de tant de renseignements précieux, ont traduit dans leur recueil, en juin 1841, des fragments étendus d’un livre spécial, composé par Georges Barrow, sur les zincalis. Georges Barrow a passé cinq années en Espagne, distribuant des Bibles. Il déclare
» J’ai vécu dans l’intimité avec les gypsys, je les ai vus en divers pays, et je suis arrivé à cette conclusion que partout où ils se trouvent, ce sont toujours les mêmes mœurs et les mêmes coutumes, quoique modifiées par les circonstances ; partout c’est le même langage qu’ils parlent entre eux, avec certaines variantes plus ou moins nombreuses, et enfin partout encore leur physionomie a le même caractère, le même air de famille, et leur teint, plus ou moins brun, suivant la température du climat, est invariablement plus foncé, en Europe du moins, que celui des indigènes des contrées qu’ils habitent, par exemple, en Angleterre et en Russie, en Allemagne et en Espagne.
» Les noms sous lesquels on les désigne diffèrent dans les divers pays. Ainsi on les appelle ziganis en Russie, zingarri en Turquie et en Perse, Zigheuners en Allemagne ; dénominations qui semblent découler de la même étymologie, et qu’on peut, selon toute vraisemblance, supposer être une prononciation locale de zincali, terme par lequel, en beaucoup de lieux, ils se désignent eux-mêmes quelquefois, et qu’on croit signifier les hommes noirs de Zind ou de l’Inde. En Angleterre et en Espagne on les connaît généralement sous le nom de gypsys et de gitanos, d’après la supposition générale qu’ils sont venus d’Égypte ; en France, sous le nom de bohémiens, parce que la Bohême fut le premier pays de l’Europe civilisée où ils parurent, quoiqu’ils eussent antérieurement erré assez longtemps parmi les régions lointaines de la Slavonie, comme le prouve le nombre de mots d’origine slave dont abonde leur langage.
» Mais plus généralement ils se nomment rommany : ce mot est d’origine sanscrite et signifie les maris, ou tout ce qui appartient à l’homme marié, expression peut-être plus applicable que toute autre à une secte ou caste qui n’a d’autre affection que celle de sa race, qui est capable de faire de grands sacrifices pour les siens, mais qui, détestée et méprisée par toutes les autres races, leur rend avec usure haine pour haine, mépris pour mépris, et fait volontiers sa proie du reste de l’espèce humaine.
» On trouve les ziganis dans toutes les parties de la Russie, à l’exception du gouvernement de Saint-Pétersbourg, d’où ils ont été bannis. Dans la plupart des villes provinciales, ils vivent en un état de demi-civilisation ; ils ne sont pas tout à fait sans argent, sachant en soutirer de la crédulité des moujiks ou paysans, et ne faisant aucun scrupule de s’en approprier par le vol et le brigandage, à défaut de bêtes à guérir et de gens curieux de se faire dire la bonne aventure.
» La race des rommanys est naturellement belle ; mais autant ils sont beaux dans l’enfance, autant leur laideur est horrible dans un âge avancé. S’il faut un ange pour faire un démon, ils vérifient parfaitement cet adage. Je vivrais cent ans que je n’oublierais jamais l’aspect d’un vieil attaman ziganskie ou capitaine de ziganis, et de son petit-fils, qui m’abordèrent sur la prairie de Novogorod, où était le campement d’une horde nombreuse. L’enfant eût été en tout un ravissant modèle pour représenter Astyanax ; mais le vieillard m’apparut comme l’affreuse image que Milton n’a osé peindre qu’à moitié ; il ne lui manquait que le javelot et la couronne pour être une personnification du monstre qui arrêta la marche de Lucifer aux limites de son infernal domaine.
» Les chinganys sont les Égyptiens hongrois.
» Il n’est que deux classes en Hongrie qui soient libres de faire tout ce qu’elles veulent, les nobles et les Égyptiens ; ceux-là sont au-dessus de la loi ; ceux-ci en dessous. Par exemple, un péage est exigé au pont de Pesth de tout ouvrier ou paysan qui veut traverser la rivière ; mais le seigneur aux beaux habits passe sans qu’on lui demande rien ; le chingany de même, qui se présente à moitié nu avec une heureuse insouciance et riant de la soumission tremblante de l’homme du peuple. Partout l’Égyptien est un être incompréhensible, mais nulle part plus incompréhensible qu’en Hongrie, où il est libre au milieu des esclaves et quoique moins bien partagé en apparence que le pauvre serf. La vie habituelle des Égyptiens de Hongrie est d’une abjection abominable ; ils demeurent dans des taudis où l’on respire l’air infect de la misère ; ils sont vêtus de haillons ; ils se nourrissent fréquemment des plus viles charognes, et de pire encore quelquefois, si l’on en croit la rumeur populaire. Eh bien, ces hommes à demi nus, misérables, sales et disputant aux oiseaux de proie leur nourriture, sont toujours gais, chantants et dansants. Les chinganys sont fous de la musique, il en est qui jouent du violon avec un vrai talent d’artiste.
» Comme tous les enfants de la race égyptienne, les chinganys s’occupent des maladies des chevaux ; ils sont chaudronniers et maréchaux par occasion ; les femmes disent aussi la bonne aventure ; hommes et femmes sont très-pillards. Dans une contrée où la surveillance de la police parque les autres habitants, les chinganys vont et viennent comme il leur plaît. Leur vie vagabonde leur fait souvent franchir les frontières, et ils reviennent de leurs excursions riches de leurs rapines ; riches, mais pour dissiper bientôt cette richesse en fêtes, en danses et en repas. Ils se partagent volontiers en bandes de dix à douze, et se rendent ainsi jusqu’en France et jusqu’à Rome. S’ils ont eu jamais une religion à eux, ils l’ont certainement oubliée ; ils se conforment généralement aux cérémonies religieuses du pays, de la ville ou du village où ils s’établissent, sans trop s’occuper de la doctrine…
» L’impératrice Marie-Thérèse et Joseph II firent quelques efforts inutiles pour civiliser les chinganys. On en comptait en Hongrie cinquante mille, d’après le recensement qui eut lieu en 1782. On dit que ce nombre a diminué depuis.
» Il y a trois siècles environ que les gypsys arrivèrent en Angleterre, et ils furent accueillis par une persécution qui ne tendait à rien moins qu’à les exterminer complètement. Être un gypsy était un crime digne de mort ; les gibets anglais gémirent et craquèrent maintes fois sous le poids des cadavres de ces proscrits, et les survivants furent à la lettre obligés de se glisser sous la terre pour sauver leur vie. Ce temps-là passa. Leurs persécuteurs se lassèrent enfin ; les gypsys montrèrent de nouveau la tête, et, sortant des trous et des cavernes où ils s’étaient cachés, ils reparurent plus nombreux ; chaque tribu ou famille choisit un canton, et ils se partagèrent bravement le sol pour l’exploiter selon leur industrie. Dans la Grande-Bretagne aussi les gypsys du sexe mâle sont tout d’abord des maquignons, des vétérinaires, etc. Quelquefois aussi ils emploient leurs loisirs à raccommoder les ustensiles de cuivre et d’étain des paysans. Les femmes disent la bonne aventure. Généralement ils dressent leurs tentes à l’ombre des arbres ou des haies, dans les environs d’un village ou d’une petite ville sur la route. La persécution qui fit autrefois une si rude guerre aux gypsys se fondait sur diverses accusations : on leur reprochait entre autres crimes le vol, la sorcellerie et l’empoisonnement dés bestiaux. Étaient-ils innocents de ces crimes ? Il serait difficile de les justifier d’une manière absolue. Quant à la sorcellerie, il suffisait de croire aux sorciers pour condamner les gypsys ; car ils se donnaient eux-mêmes pour tels. Ce ne sont pas seulement les gypsys anglais, mais tous les Égyptiens, qui ont toujours prétendu à cette science ; ils n’avaient donc qu’à s’en prendre à eux-mêmes s’ils étaient poursuivis pour ce crime.
» C’est la femme gypsy qui exploite généralement cette partie des arts traditionnels de la race. Encore aujourd’hui elle prédit l’avenir, elle prépare les philtres, elle a le secret d’inspirer l’amour ou l’aversion. Telle est la crédulité de toute la race humaine, que, dans les pays les plus éclairés des lumières de la civilisation, une devineresse fait encore de grands bénéfices.
» On accusait autrefois les gypsys de causer la maladie et la mort des bestiaux. Cette accusation était certes fondée, lorsque nous voyons encore dans le dix-neuvième siècle les rommanys, en Angleterre et ailleurs, empoisonner réellement des animaux, dans le double but de se faire payer pour les guérir ou de profiter de leurs cadavres. On en a surpris jetant des poudres pendant la nuit dans les mangeoires des étables. Ils ont aussi des drogues à l’usage des porcs et les leur font avaler, tantôt pour les faire mourir subitement, tantôt pour les endormir : ils arrivent ensuite à la ferme et achètent les restes de l’animal, dont ils se nourrissent sans scrupule, sachant bien que leur poison n’a affecté que la tête et ne s’est nullement infiltré dans le sang et les chairs.
» Les zingarris ou Égyptiens d’Orient gagnent leur vie comme les autres, à soigner les chevaux, à faire les sorciers, à chanter et danser. C’est en Turquie qu’on les trouve en plus grand nombre, surtout à Constantinople, où les femmes pénètrent souvent dans les harems, prétendant guérir les enfants du mauvais œil et interpréter les rêves des odalisques. Parmi les zingarris, il en est qui font à la fois le commerce des pierres précieuses et des poisons : j’en ai connu un qui exerçait ce double trafic, et qui était l’individu le plus remarquable que j’aie rencontré parmi les zincalis d’Europe ou d’Orient. Il était né à Constantinople et avait visité presque toutes les contrées du monde, entre autres presque toute l’Inde ; il parlait les dialectes malais ; il comprenait celui de Java, cette île plus fertile en substances vénéneuses que l’Iolkos et l’Espagne. Il m’apprit qu’on lui achetait bien plus volontiers ses drogues que ses pierreries, quoiqu’il m’assurât qu’il n’était peut-être pas un bey ou un pacha de la Perse et de la Turquie auquel il n’eût vendu des deux. J’ai rencontré cet illustre nomade en bien des pays, car il traverse le monde comme l’ombre d’un nuage. La dernière fois, ce fut à Grenade, où il était venu après, avoir rendu visite à ses frères égyptiens des présides (galères) de Ceuta.
» Il est peu d’auteurs orientaux qui aient parlé des zingarris, quoiqu’ils soient connus en Orient depuis des siècles. Aucun n’en a rien dit de plus curieux que Arabschah, dans un chapitre de sa Vie de Timour ou Tamerlan, un des trois ouvrages classiques de la littérature arabe. Je vais traduire ce passage : « Il existe à Samarcande de nombreuses familles de zingarris, les uns lutteurs, les autres gladiateurs, d’autres redoutables au pugilat, ces hommes avaient de fréquentes discussions, et il en résultait de fréquentes batailles. Chaque bande avait son chef et ses officiers subalternes. La puissance de Timour les remplit de terreur, car ils savaient qu’il était instruit de leurs crimes et de leurs désordres. Or, c’était la coutume de Timour, avant de partir pour ses expéditions, de laisser un vice-roi à Samarcande ; mais à peine avait-il quitté la ville, que les bandes de zingarris marchaient en armes, livraient bataille au vice-roi, le déposaient et prenaient possession du gouvernement ; de sorte qu’à son retour, Timour trouvait l’ordre troublé, la confusion partout et son trône renversé. Il n’avait donc pas peu à faire pour rétablir les choses et punir ou pardonner les coupables. Mais dès qu’il partait de nouveau pour ses guerres ou pour ses autres affaires, les zingarris se livraient aux mêmes excès. Voilà ce qu’ils firent et recommencèrent trois fois, jusqu’à ce qu’enfin Timour arrêta un plan pour les exterminer. Il bâtit des remparts et appela dans leur enceinte tous les habitants grands et petits, distribua à chacun sa place, à chaque ouvrier son devoir, et il réunit les zingarris dans un quartier isolé ; puis il convoqua les chefs du peuple, et remplissant une coupe, il les fit boire et leur donna un riche vêtement. Quand vint le tour des zingarris, il leur versa aussi à boire et leur fit le même présent ; mais à mesure que chacun d’eux avait bu, il l’envoyait porter un message dans un lieu où il avait fait camper une troupe de soldats. Ceux-ci, qui avaient leurs ordres, entouraient le zingarri, le dépouillaient de son habit et le poignardaient, jusqu’à ce que le dernier de tous eut ainsi répandu l’or liquide de son cœur dans le vase de la destruction. Ce fut par cette ruse que Timour frappa un grand coup contre cette race, et depuis ce temps-là il n’y eut plus de rébellions à Samarcande. »
» Que faut-il croire de cette histoire ou de ce conte d’Arabschah ? Comment le mettre d’accord avec ceux qui veulent que les Égyptiens actuels soient les descendants des familles hindoues qui s’exilèrent de l’Inde pour fuir les cruautés de Timour ? Si c’est un conte, toutes les autres traditions peuvent lui survivre ; mais si ce récit est fondé lui-même sur une tradition historique plus ou moins vraie, nous y voyons les zingarris à l’état de peuple, établis dans Samarcande à une époque de la vie de Timour où il n’avait pas encore envahi l’Inde. D’un autre côté, si les zingarris réunis en Occident étaient les débris fugitifs du peuple égorgé à Samarcande, comment ont-ils eux-mêmes laissé ignorer ce malheur de leur race, au lieu de s’en servir pour exciter la sympathie ? En dernière analyse, il est plus facile de prouver qu’ils viennent de l’Inde que de Samarcande.
» Les zincalis ne sont pas seulement appelés, en Espagne, gitanos ou Égyptiens, on les appelle encore Nouveaux Castillans, Allemands, Flamands, termes à peu près synonymes dans la langue populaire, quant aux derniers du moins, et devenus également méprisants, quoiqu’ils aient pu servir primitivement à désigner leur origine, sans aucune intention outrageante.
» Entre eux, les gitanes se nomment zincalis, et abréviativement cales et chai.
» Ce ne fut guère que dans le quinzième siècle que les zincalis se montrèrent en France. On lit dans un auteur français, cité par Pasquier : « Le 17 avril 1427, on vit à Paris douze pénitents d’Égypte, chassés par les Sarasins. Ils amenaient avec eux cent vingt personnes, et se logèrent dans le village de la Chapelle, où l’on allait en foule les visiter. Ils avaient les oreilles percées et portaient des anneaux d’argent. Leurs cheveux étaient noirs et crépus. Leurs femmes étaient horriblement sales et disaient la bonne aventure en vraies sorcières. » Ces hommes, après avoir traversé la France et franchi les Pyrénées, se répandirent par bandes dans les plaines de l’Espagne. Partout où ils avaient passé, leur présence avait été regardée comme un fléau, et non sans motif. Ne voulant ou ne pouvant s’imposer aucune occupation, encore moins aucun métier fixe, ils venaient comme des essaims de frelons s’abattre sur les fruits du travail d’autrui, et bientôt une ligue générale se forma contre eux. Armés de lois terribles, les agents de la justice se mirent à leur poursuite ; le peuple irrité, secondant de lui-même la sévérité de la législation, ou la devançant, leur courait sus et les pendait au premier arbre, sans autre forme de procès.
» Parfois donc, quand ces sauterelles humaines avaient dévasté un canton, la vengeance des habitants suppléait a la connivence des agents de la justice ; mais souvent les gitanos n’attendaient pas que cette vengeance vînt les surprendre, et ils levaient leur camp sans tambour ni trompette. Leurs ânes, chargés des femmes et des enfants, marchaient les premiers, et à l’avant-garde les plus hardis de la troupe, armés d’escopettes, tenaient en respect la police rurale qui osait les poursuivre. Malheur alors au voyageur qui tombait au milieu de cette bande en retraite ! Les gitanos ne se contentaient pas toujours de sa bourse, ils laissaient maintes fois un cadavre sanglant sur les limites du canton qu’on les forçait de quitter en ennemis déclarés.
» Chaque bande ou famille de gitanos avait son capitaine, ou, comme on le désignait généralement, son comte. Don Juan de Quinones, qui, dans son volume publié en 1632, a donné quelques détails sur leur genre de vie, dit : « Pour remplir les fonctions de leur chef ou comte, les gitanos choisissent celui d’entre eux qui est à la fois le plus fort et le plus brave. Il doit joindre à ces qualités la ruse et l’intelligence, pour être propre à les gouverner. C’est lui qui règle leurs différends, même là où existe une justice régulière ; c’est lui qui les guide la nuit, lorsqu’ils vont voler les troupeaux ou détrousser les voyageurs sur la grande route : le butin se partage entre eux, après avoir prélevé pour le comte un tiers du tout. »
» Ces comtes, étant élus pour faire le bien de la troupe ou de la famille, étaient exposés à être dégradés s’ils ne contentaient pas leurs sujets. L’emploi n’était pas héréditaire, et, quels que fussent ses avantages et ses privilèges, il avait ses inconvénients et ses périls. Au comte le soin de préparer une expédition et de la l’aire réussir. Si elle échouait, s’il ne parvenait pas à rendre la liberté à ceux des siens qui restaient prisonniers, si surtout il les laissait périr, sur lui retombait tout le blâme, et il se voyait nommer un nouveau chef qui succédait à tous ses droits. Le seigneur comte des gitanos avait une sorte de privilège féodal : c’était celui de la chasse au chien et au faucon. Naturellement il en jouissait à ses risques ; car on pense bien qu’il ne chassait que sur la terre d’autrui : or le seigneur gitano pouvait fort bien rencontrer le vrai seigneur du domaine. Une ballade traditionnelle nous apprend l’histoire d’un comte Pépé qui, ayant voulu s’opposer au droit de chasse d’un chef gitano, n’y parvint qu’en le tuant. La veuve du mort, en franche Égyptienne, dérobe alors le fils du vainqueur et l’élève parmi les gitanos. Avec le temps, le fils du comte Pépé, nommé comte, veut, comme son père putatif, chasser sur les terres de son véritable père, et tue celui-ci sur la place même qui avait vu tomber le chef, vengé ainsi par un parricide.
» Voici ce qu’on lit dans les Disquisitions magiques de Martin del Rio ; « Lorsqu’en l’année 1581 je traversais l’Espagne avec mon régiment, une multitude de gitanos infestait les campagnes. Il arriva que la veille de la Fête-Dieu, ils demandèrent a être admis dans la ville pour y danser en l’honneur de la fête, selon un antique usage. Ils l’obtinrent ; mais la moitié du jour ne s’était pas écoulée, qu’un grand tumulte éclata à cause du grand nombre de vols commis par les femmes de ces misérables ; là-dessus, ils sortirent par les faubourgs et se rassemblèrent près de Saint-Marc, magnifique hôpital des chevaliers de Saint-Jacques, où les agents de la justice, ayant voulu les arrêter, se virent repousser par la force des armes. Cependant, je ne sais comment cela se fit, mais tout à coup tout s’apaisa. Ils avaient, à cette époque, pour comte un gitano qui parlait l’espagnol aussi purement qu’un natif de Tolède ; ce comte connaissait tous les ports de l’Espagne, tous les chemins et passages des provinces, la force des villes, le nombre des habitants, leurs propriétés à chacun ; bref, il n’ignorait rien de ce qui concernait le secret de l’État, et il s’en vantait publiquement. » Évidemment, aux yeux de del Rio, ce gitano était une espèce de sorcier ; car, à cette époque, tous les gitanos étaient considérés comme des étrangers, et il ne lui paraissait pas naturel qu’ils fussent capables de parler purement l’idiome castillan.
» Je trouve encore, dans les Didascalia de Francesco de Cordova, une anecdote qui prouve que les gitanos ne craignirent pas d’empoisonner, pendant la nuit, toutes les fontaines de Logrono. Cette horrible machination fut découverte par un libraire qui avait autrefois vécu avec eux, et qui la dénonça au curé de la ville. Déjà une épidémie pestilentielle régnait parmi les habitants ; mais il leur resta assez de force pour massacrer les gitanos, lorsqu’ils venaient piller leurs maisons sans attendre qu’ils fussent tous morts.
« Il semblerait, dit un auteur espagnol, que les gitanos et les gitanas n’ont été envoyés dans ce monde que pour y être voleurs ; ils naissent voleurs ; ils sont élevés parmi les voleurs ; ils apprennent à être voleurs, et ils finissent par être voleurs, allant et venant pour faire des dupes. L’amour du vol et la pratique de la volerie sont en eux des maladies constitutionnelles qui ne les quittent plus jusqu’au jour de leur mort. » Tel est l’exorde de la Gitanilla ou la fille égyptienne, nouvelle de Cervantes, qui introduit ensuite son héroïne en ces termes : « Une vieille sorcière de cette nation, qui avait certainement pris ses grades dans la science de Cacus, élevait une jeune fille dont elle se disait la grand’mère et qu’elle appelait Preciosa, etc. »
» Parmi les nombreuses anecdotes qui se rattachent à la vie et aux ouvrages de Cervantes, on raconte que, sous le règne de Philippe III, il parut dans la rue de Madrid une fille égyptienne qui y brilla comme un météore : elle dansait et chantait en compagnie d’autres gitanas, mais si supérieure à toutes par sa beauté, sa grâce et sa voix, que la foule se pressait partout autour d’elle. Une pluie d’or et d’argent exprimait l’enthousiasme des spectateurs. Le roi lui-même fut curieux de la voir ; les meilleurs poètes du temps lui adressaient des vers, trop heureux si elle daignait les chanter ; plusieurs seigneurs devinrent épris d’elle, et enfin un jeune homme de la cour, abandonnant sa famille, se fit gitano pour lui plaire. On découvrit plus tard que cet astre de beauté était la fille d’un noble corrégidor, volée à son père, dans son enfance, par la vieille sorcière qui se disait sa grand’mère. Elle épousa son fidèle adorateur. Telle est l’anecdote, et c’est aussi le sujet de la nouvelle de Cervantes, qui n’est pas la meilleure de ses œuvres, malgré sa popularité. Il n’y a pas que son héros et son héroïne qui ne sont pas de la vraie race égyptienne : tous ses autres gitanos sont des busnis (chrétiens) déguisés, parlant comme jamais gitano véritable n’aurait parlé, alors même qu’ils décrivent assez exactement la vie nomade de leur race. Cervantes connaissait mieux les posadas et les ventas de l’Espagne que les camps des gitanos.
» Mais il existe dans la langue espagnole un roman intitulé Alonso, le valet de plusieurs maîtres, composé par le docteur Geronimo de Alcala, natif de Ségovie, qui écrivait au commencement du dix-septième siècle. Cet Alonso sert toutes sortes de maîtres, depuis le sacristain d’un obscur village de la vieille Castille jusqu’au fier hidalgo de Lisbonne, et tous ces maîtres le congédient à cause de son caractère bavard et de son incorrigible manie de critiquer leurs faiblesses. Enfin, il tombe entre les mains des gitanos. Je suis tenté de croire que l’auteur lui-même avait vécu parmi cette race, tant la description qu’il en donne est vivante et colorée. En voici quelques extraits :
« Je cheminais depuis plus d’une heure à travers ces bois, lorsque, à peu de distance de l’endroit où j’étais, je vis s’élever une grosse fumée : concluant, en vrai philosophe, qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et que s’il y avait du feu il devait y avoir des gens pour l’allumer, je me mis à diriger mes pas de ce côté, car il commençait à faire nuit et il régnait un air assez froid. Je n’avais pas marché beaucoup, lorsque je me sentis saisir par les épaules, et tournant la tête, je me vis accosté de deux hommes, pas tout à fait aussi beaux que des Flamands ou des Anglais, vrai teint de mulâtre, mal vêtus et de mauvaise mine.
» Curieux de savoir quel sort m’était réservé, je me trouvai bientôt entouré d’une bande de quarante hommes et femmes, sans parler d’enfants de tout âge qui couraient au milieu d’eux, nus comme dans l’état de nature. Ils me menèrent devant le señor comte, personnage qu’ils respectent tous et qui était le juge et le gouverneur de cette république désordonnée. Le señor comte m’accueillit avec complaisance et me fit dépouiller jusqu’à ma chemise, me laissant comme lorsque j’étais sorti du sein de ma mère. Mes habits furent partagés entre les garçons nus et mon petit pécule entre eux tous… J’aurais voulu garder au moins un peu du manteau usé dont je me garnissais l’estomac quand je me sentais malade ; mais une vieille me l’arracha en me disant : « Voyons, voyons, ce sera pour abriter le ventre du petit Antonio qui se meurt de froid… » Maudite gitana, qui avait lu peut-être cet apophthegme d’Avicenne : Etiam in vilibus summa virtus inest, et qui voulait soigner l’estomac de son marmot aux dépens du mien… À la voix du chef parut Isabel, avec une moitié de chèvre (l’autre moitié, comme je l’appris plus tard, ayant été mangée le matin), volée, selon l’habitude, à des bergers du voisinage. Sans que personne s’avisât de demander de quelle mort elle était morte, ou si elle était tendre, les gitanos la traversèrent d’un bâton en guise de broche, et tous, aidant à apporter du bois, dont il y avait abondance, ils firent un grand feu. La chèvre fut bientôt rôtie ; on ne s’inquiéta pas d’y ajouter des sauces savoureuses, mais ceux qui découpaient servirent à chacun sa portion dans des plats de bois ; alors la troupe s’assit autour d’un drap de lit étalé par terre et servant de nappe. Quoique la nuit fût noire, point n’était besoin de lumière, la flamme du feu suffisant bien pour éclairer trois fois plus de monde. Voyant qu’on soupait, j’allai me montrer à un coin pour ne pas forcer les convives à m’inviter, et là-dessus une gitana, prenant une ou deux côtes, m’appela en disant : « Prends ce morceau de viande et ce morceau de pain, afin que tu ne nous dises pas : Grand mal vous fasse ! » Je fus reconnaissant de ce régal, car, à vrai dire, à mesure que je me réchauffais au voisinage du feu, l’appétit commençait à m’agacer et la faim, à m’incommoder. Je m’escrimai donc sur mes côtes ; mais, quoique j’eusse de bonnes dents, je ne pus y mordre, et le meilleur lévrier d’Irlande n’aurait pu les entamer, tant elles étaient dures. Quant à mes compagnons, sans faire plus de façon, ils mangeaient leur part de chèvre ou de bouc comme si c’eût été le plus gras et le plus tendre chapon, avalant de temps en temps quelques gorgées d’eau, car le vin n’était pas en usage dans cette troupe, qui le trouvait trop cher. Je levai les yeux au ciel et remerciai le Seigneur, en voyant que ce que je ne pouvais manger était si savoureux pour ces misérables : qu’importait que leur viande fût charogne, que le repas arrivât tard, qu’au lieu de vin ils n’eussent qu’une eau dure et saumâtre, capable de faire crever le plus robuste animal ! Tous ces gens-là, jeunes et vieux, femmes et enfants, étaient vigoureux et d’un excellent teint, comme si leur santé avait toujours été soignée avec une sollicitude particulière… Il était déjà plus de minuit lorsque les gitanos pensèrent à dormir, les uns s’adossant aux pins du bois, les autres s’étendant sur le peu de vêtements qu’ils pouvaient avoir. Pour moi, assiégé de maintes et diverses imaginations, je servis de sentinelle, entretenant le feu de peur qu’il ne vînt à s’éteindre, car, sans sa bienfaisante chaleur, je me serais bientôt senti mourir. Je m’occupai ainsi pendant plus de cinq heures, jusqu’à ce que le jour parut, et sa lumière sembla bien paresseuse à mon attente. Je me réjouis de voir s’en aller la nuit, et le ciel se colorer des teintes de l’aube : cherchant alors quelque chose pour couvrir ma pauvre chair, je trouvai, grâce à Dieu, quelques peaux de mouton, dont je m’entourai le corps, la laine en dedans, de manière à être pris pour un anachorète.
» Déjà le soleil rayonnait sur les plus basses montagnes lorsque ces barbares se réveillèrent. Providence divine ! il avait plu pendant près de onze heures, ils n’avaient rien pour se protéger contre l’inclémence de l’air, et cependant ils avaient dormi comme sur de bons matelas ; tant il est vrai que l’habitude devient une seconde nature. Les enlever à cette vie eût été leur donner la mort. Voyant que je m’étais accoutré comme un autre saint Jean-Baptiste, n’ayant plus que les bras et les jambes à découvert, ils rirent de bon cœur et louèrent mon industrie ; mais tous ces compliments sur mon talent à m’accommoder aux circonstances me servirent de peu, car une des gitanas poussant des cris et m’accablant d’injures me commanda de quitter mon nouveau costume, qui était le lit sur lequel elle dormait. Je vis que je m’étais emparé du bien d’autrui, et me dépouillant pour l’acquit de ma conscience, je me retrouvai nu comme tout à l’heure. Ainsi restai-je deux jours pleins, et je serais resté bien davantage encore sans la mort d’un gitano, infirme et vieux, qui ne put se dispenser de payer sa dette à la nature, le premier peut-être de sa race qui mourût ainsi naturellement, tant il est d’usage que ces gens-là meurent à la potence. Deux gitanos creusèrent une fosse où ils déposèrent le défunt, le corps découvert, ensevelissant avec lui deux pains et quelques pièces de monnaie, comme s’il en avait eu besoin pour le voyage de l’autre monde. Alors s’approchèrent les gitanas, toutes échevelées et s’égratignant le visage à qui mieux mieux ; venaient ensuite les hommes invoquant les saints et surtout le grand saint Jean-Baptiste, pour lequel ils ont une dévotion particulière, lui criant comme à un sourd de les écouter et d’obtenir pour le mort le pardon de ses péchés. Quand ils se furent enroués à crier, ils allaient rejeter la terre dans la fosse, mais je les priai d’attendre que j’eusse dit deux mots ; on m’accorda ma requête, et moi, du ton le plus humble, je dis à peu près : « Votre compagnon est déjà allé jouir de la vue de Dieu, car il faut bien l’espérer de sa bonne vie et de sa bonne mort. Vous avez rempli vos obligations en le recommandant au Seigneur et en lui donnant la sépulture ; mais qu’il soit enterré vêtu ou nu, peu lui importe à lui, tandis qu’il peut m’être à moi d’un grand secours de profiter de ses habits. Si vous voulez donc bien permettre que je m’en empare et m’en vêtisse, je me souviendrai toujours, dans mes oraisons, de ce bienfait accordé à ma misère et à ma nudité. » Ce discours parut fort raisonnable ; et j’eus le bonheur de ne pas être contredit. Ils me dirent de faire ce que je désirais. J’obéis, et me voilà cette fois vêtu en vrai gitano, sans en avoir encore l’esprit et les mœurs. Je rendis le corps du mort à sa sépulture, et l’ayant recouvert de terre, je le laissai là jusqu’au jour du jugement, où il reparaîtra, comme nous tous, pour rendre ses comptes. »
Voici d’autres anecdotes :
« Charles-Quint, en venant prendre possession du trône d’Espagne, amena à sa suite une cour d’étrangers, Flamands la plupart, qui révoltèrent bientôt l’orgueil castillan. Charles lui-même, jeune, mais tourmenté d’une vaste ambition et rêvant déjà l’empire d’Allemagne, semblait trouver ses sujets de la Péninsule trop heureux de lui payer les frais de son élection. Il s’étonna beaucoup de l’opposition des cortès quand il fut question de voter les impôts ; mais pressé de se rendre auprès des électeurs germaniques, il partit pour Worms, laissant à ses ministres le soin de résister aux comuneros. Cette ligue comprenait l’alliance de tous les intérêts castillans : elle voulait une souveraineté nationale et imposait à Charles de choisir entre la couronne d’Espagne et celle d’Allemagne.
» On voit dans l’histoire les luttes de Juan de Padilla et de sa vaillante épouse, dona Maria de Pacheco ; mais le mystère de cette ligue ne s’explique que par les traditions des gitanos. On avait prédit à dona Maria qu’elle serait reine. Dans ses épîtres familières, Guevarra lui écrivait : « On sait, madame, que vous avez auprès de vous une sorcière qui vous a promis qu’en peu de jours vous seriez appelée haute et puissante dame et votre mari altesse. » Cette sorcière était une gitana. Dans une des ballades traditionnelles des gitanos, on trouve ces mots : « Je donnerai un de ses fromages magiques à Maria Padilla et aux siens. » Disons d’abord qu’il ne peut être ici question de la première Maria Padilla, femme du roi don Pedro, puisque les gitanos n’étaient pas encore en Espagne sous le règne de ce prince. Il paraît que dona Maria Pacheco ou Padilla, car elle est désignée tantôt par un de ces noms, tantôt par l’autre, s’échappa de Tolède avec sa sorcière, déguisée elle-même en gitana. Cette sorcière était attachée à sa personne depuis longtemps et l’abusait par les apparences, sans doute aussi par les flatteries de son affection perfide ; elle lui persuada que les gitanos de sa tribu la transporteraient en Portugal avec son plus jeune fils, son or et ses bijoux. Les gitanos l’attendaient en effet dans la montagne ; mais, pour s’emparer de cet or et de ces bijoux, ces misérables assassinèrent la mère et l’enfant.
» Si cette tradition espagnole est vraie, jamais action plus odieuse n’a été commise par les gitanos. Los gitanos son muy malos : Les gitanos sont de bien méchantes gens. Cette phrase proverbiale est de bien vieille date en Espagne. Selon les Espagnols, les gitanos ont toujours été des escrocs, des voleurs, des sorciers ; et ils ajoutent, chose plus difficile à prouver, heureusement : Les gitanos mangent de la chair humaine. Mais il est un autre crime qu’il est impossible de nier : Los gitanos son muy malos ; llevan niños hurtados a Berbería : Les gitanos sont très-méchants ; ils transportent les enfants volés en Barbarie… afin de les vendre aux Maures. Il paraît évident que les gitanos ne cessèrent jamais d’entretenir des relations avec les Maures d’Afrique depuis leur expulsion d’Espagne. Les gitanos, n’ayant pas plus de sympathie pour un peuple que pour l’autre, devaient vendre des enfants espagnols aux Barbaresques, comme ils auraient vendu des enfants barbaresques aux Espagnols, si ceux-ci en eussent voulu acheter. Bien mieux, par leurs rapporte avec les pirates, ils leur devaient souvent servir d’espions lorsque ceux-ci méditaient quelque invasion sur les côtes d’Espagne. Voilà comment ils ont pu paraître plus Maures que chrétiens. Aussi ne démentirai-je pas l’anecdote de Quiñones qui raconte que, lors du siège de Mamora, deux galères espagnoles ayant échoué sur un récif de la côte d’Afrique, les Maures firent esclaves les chrétiens des équipages, délivrèrent les Maures enchaînés à la rame et traitèrent également comme une race amie tous les gitanos à bord des deux bâtiments. » Voy. Bohémiens.
- ↑ C’est le nom qu’on donne en Espagne aux bohémiens.