Dix Écrits de Richard Wagner/Du métier de virtuose
Dix Écrits de Richard Wagner, Texte établi par Henri Silège , Librairie Fischbacher, (p. 39-54).
DU MÉTIER DE VIRTUOSE
ET DE L’INDÉPENDANCE DES COMPOSITEURS
D’après une vieille légende, il existe quelque part un joyau inestimable dont l’éclat rayonnant procure soudain à l’heureux mortel qui peut fixer son regard sur lui, toutes les lumières de l’intelligence et les joies intimes d’une conscience satisfaite ; mais ce miraculeux trésor est depuis bien des siècles enfoui dans un abîme profond. Au dire de la chronique, il y eut jadis des hommes favorisés par le destin, et dont l’œil, doué d’un pouvoir surnaturel, pénétrait la masse de ruines et de décombres où gisaient l’un sur l’autre entassés des portiques, des colonnades, et mille autres débris informes de gigantesques palais. C’est du sein de ce chaos que le bijou fantastique les éblouit de sa prodigieuse clarté et remplit leurs cœurs d’une extase céleste. Ils furent saisis alors d’un grand désir de soulever cet immense amas de ruines pour rendre manifeste à tous les yeux la splendeur du joyau magique qui devait faire pâlir jusqu’aux rayons du soleil, et qui servirait non seulement à réchauffer nos organes corporels, mais encore à vivifier les fibres les plus délicates de l’àme. Mais tous leurs efforts furent vains ; ils ne purent ébranler la masse inerte sous laquelle était enseveli le précieux talisman.
Les siècles s’accumulèrent ; quelques esprits sublimes reflétèrent, depuis, sur le monde, les rayons lumineux que la vue du trésor lointain leur avait communiqués, mais jamais personne n’approcha du profond sanctuaire qui recelait la pierre miraculeuse. On eut l’idée d’ouvrir des mines et des conduits souterrains qui pussent, avec les procédés de l’art, faciliter la recherche du bijou mystérieux. On exécuta des travaux et des excavations admirables ; mais on poussa si loin les précautions et l’artifice, on creusa tant de galeries transversales, on ouvrit tant de mines accessoires, que, par la suite des temps, la confusion s’établit entre toutes ces voies divergentes, et l’on perdit définitivement, dans ce labyrinthe, le secret de la direction propice
Tout cet immense travail était donc devenu inutile ; on y renonça. Les mines furent abandonnées, et déjà leurs voûtes menaçaient de s’écrouler de toutes parts, quand survint un pauvre mineur qui, selon la chronique, était né à Salzbourg. Celui-ci examina attentivement l’œuvre grandiose de ses devanciers, et suivit avec une curiosité mêlée d’admiration les détours compliqués de ces tranchées innombrables. Tout à coup il sentit son cœur ému d’une sensation pleine de volupté, et il aperçut à une faible distance le joyau magique qui l’inondait de sa radieuse clarté. Il embrassa alors d’un coup d’œil rapide et simultanément l’ensemble du labyrinthe. Le talisman lumineux traçait devant lui la route tant désirée, et comme entraîné sur un rayon de flamme, le pauvre mineur parvint au fond de l’abîme jusqu’auprès de l’éblouissant trésor. En même temps, une émanation miraculeuse inonda la terre d’une splendeur fugitive, et fit tressaillir tous les cœurs d’une joie ineffable ; mais personne ne revit plus jamais le mineur de Salzbourg.
Ce fut un autre mineur de Bonn qui conçut le premier pressentiment de cette précieuse découverte ; il se tenait à l’entrée de la mine, et il ne tarda pas à distinguer à son tour le chemin privilégié du trésor ; mais les ardents rayons projetés par celui-ci vinrent frapper sa vue si subitement qu’il en devint aveugle. Tous ses sens furent paralysés à l’aspect d’un océan de flammes crépitantes, et, saisi de vertige, il se précipita dans l’abîme où sa chute provoqua une ruine générale, et où retentit l’épouvantable fracas des voûtes écroulées et des piliers démolis.
Et l’on n’entendit plus jamais parler du mineur de Bonn.
Ici se termine la légende, comme toutes les légendes de mineurs, par une catastrophe irréparable. On montre encore la place des anciennes excavations, et, dans ces derniers temps, on s’est occupé de déblayer plusieurs puits dans le but de retrouver et de recueillir les cadavres des deux pauvres mineurs. Les travaux sont poussés avec activité, et chaque passant emporte un fragment de ce déblai en échange d’une menue monnaie, parce que c’est une affaire d’amour-propre que de paraître avoir participé à cette pieuse réparation. Parfois, dit-on, l’on rencontre encore des filons étincelants que l’on transforme par la fusion en beaux ducats d’or ; mais quant aux deux mineurs et au joyau magique, il y a longtemps que personne n’y pense plus.
Je ne saurais dire avec quelque certitude si cette légende est de pure invention ou basée sur quelque fait réel ; mais elle mérite en tout cas d’être mentionnée par les applications dont cette allégorie est susceptible, car le talisman mystérieux peut être regardé comme l’emblème du secret magique, idéal, de l’art musical. Sur cette seule donnée, il serait facile de découvrir une assimilation à la mine et aux décombres. En effet, celui qu’inspire le génie de la musique et qui éprouve le besoin de traduire en notes ses pensées intimes, rencontrera d’abord l’amoncellement des ruines, et parviendra peut-être ensuite dans la mine, régulièrement creusée par l’art ; mais combien peu pénétreront jusqu’à la crypte profonde où repose la divine essence ? Le nouvel adepte se heurtera d’abord contre l’épaisse muraille élevée par la vanité, l’ignorance et la routine, comme un rempart défendant l’approche du tabernacle sacré. Cette masse lourde et compacte effraie le regard le moins timide, et souvent on a peine à se persuader que ce n’est qu’une enveloppe trompeuse qui dérobe à l’œil le secret du beau et du vrai. Examinons de plus près les causes de cette étrange méprise.
Toute composition musicale a besoin, pour être jugée, d’être exécutée ; l’exécution est donc une partie importante de l’art musical, et pour ainsi dire sa condition de vitalité la plus essentielle. Sa première règle doit être, en conséquence, de traduire avec une fidélité scrupuleuse les intentions du compositeur, afin de transmettre aux sens l’inspiration de la pensée sans altération ni déchet. Le plus grand mérite du virtuose consiste donc à se pénétrer parfaitement de l’idée musicale du morceau qu’il exécute, et à n’y introduire aucune modification de son cru. C’est-à-dire qu’il n’y a vraiment d’exécution parfaite que celle dont se charge le compositeur lui-même, et nul n’en approchera davantage que l’individu doué tout à la fois de la faculté créatrice et d’une organisation assez souple pour s’assimiler en quelque façon la pensée d’autrui. Restent après cela les artistes qui, sans prétendre au talent de l’invention, n’ont rien à sacrifier pour saisir et pour rendre telle qu’elle se comporte une inspiration étrangère ; car, en fait d’exécution musicale, il faudrait à la rigueur que ni les défauts ni les qualités de l’exécutant ne pussent influencer l’auditeur, et que le mérite seul de la composition maîtrisât toute son attention ; d’où cette conséquence rigoureuse qu’il faut ou bien dénier toute importance à l’exécution musicale, ou bien lui en attribuer une tellement exagérée, qu’on la mettrait au niveau de la conception, à la manifestation de laquelle son concours est indispensable.
Or, il est difficile de décider s’il faut s’en prendre au goût superficiel du public, ou bien à la vanité des virtuoses, de cette habitude contractée avec le temps de traiter l’exécution musicale comme une chose absolument indépendante du fond auquel elle s’appliquait. Mais il est certain, qu’en général le public n’a pas témoigné d’un sens critique assez profond pour apprécier à leur juste valeur les œuvres musicales à la portée de leur idée fondamentale. Il arriva ainsi que maintes fois le rôle secondaire de l’exécution fut confondu avec la fonction créatrice de la pensée, qu’on alla jusqu’à méconnaître tout à fait. De leur côté, les artistes exécutants méritent le grave reproche d’avoir abusé de cette propension vicieuse, et d’avoir trop souvent mis tout en œuvre pour substituer à la pensée dont ils se faisaient les interprètes, leur propre individualité. Cette injuste prédominance accordée au virtuose sur l’auteur de la composition, eut pour conséquence directe de faire admettre qu’en général celui-là devait largement user du droit de modifier à son gré le texte auquel il voulait bien prêter l’éclat de la publicité. L’exemple fut donné par le premier virtuose qui eut la fantaisie de surexciter l’attention et la sympathie de ses auditeurs, en mettant exclusivement en relief ses qualités personnelles. L’effet inévitable d’une semblable méthode fut donc que les ouvrages des maîtres furent tous plus ou moins défigurés, suivant que les exécutants étaient doués d’un talent réel, ou simplement d’une certaine habileté machinale.
Telle fut l’origine d’une tradition si fatale à l’art musical. C’est de cette époque que datent les virtuoses à réputation. Ceux-ci, moins pour obviera cette altération déplorable des ouvrages, produit d’une libre inspiration, que pour avoir encore plus d’occasions de faire briller leurs avantages, imposent aux musiciens un nouveau genre de compositions, à savoir celui de morceaux concertants. La condition première de leur facture consistait dans le sacrifice de toute idée artistique et indépendante, et dans un asservissement perpétuel à telle ou telle qualité d’organe ou de doigté propre à chaque exécutant. L’essentiel était d’omettre, d’annuler tout effet musical capable de maîtriser le virtuose malgré lui ou de le rejeter momentanément sur le second plan. Plus le public prit goût aux jouissances superficielles attachées à ce mode d’exécution, plus les compositions de cette nature devinrent insipides et dépourvues de caractère. Toutefois, ce fut pour ainsi dire un bonheur pour l’art que les virtuoses s’adonnassent ainsi à un genre spécialement fait pour eux, car ce fut autant de gagné pour les saines productions de l’art, soustraites par leur propre mérite à de semblables mutilations. Mais l’abus dépassa bientôt ses premières limites, la virtuosité devint de plus en plus envahissante, et toute composition musicale dut se résigner, pour avoir sa part des suffrages publics, à servir d’instrument et de prétexte aux expériences capricieuses des exécutants.
Dans quelle situation singulière, en effet, n’est pas tombé aujourd’hui l’art musical : le but véritable a été sacrifié à l’accessoire, ou plutôt c’est l’accessoire qui est devenu le principal but. Ce serait déjà une triste nécessité que l’obligation imposée aux compositeurs d’arranger leurs ouvrages dans l’intérêt de telle ou telle qualité spéciale de l’exécutant, mais on est allé bien plus loin. Le musicien qui veut, aujourd’hui, conquérir la sympathie des masses, est forcé de prendre pour point de départ cet amour-propre intraitable des virtuoses, et de concilier avec une pareille servitude les miracles qu’on attend de son génie. À la vérité, il faut rendre cette justice à l’époque actuelle, qu’elle a produit des artistes qui ont su, en dépit de cette obsession préjudiciable, donner à leur talent un développement idéal et grandiose. Le résultat de leurs efforts a même été de purifier et d’ennoblir la fonction du virtuose. Plusieurs de ceux-ci, en petit nombre il est vrai, et grâce à leur organisation d’élite ont touché aux sommités de l’art, principalement dans le genre instrumental ; mais encore ont-ils dû, pour asseoir et soutenir leur réputation, se résigner à capituler avec leur conscience et à sacrifier maintes fois à la mode la pureté de leur goût.
C’est surtout dans l’exercice de la profession du chant que l’abus que nous signalons a pris un empire pernicieux. Depuis longtemps on est convenu de considérer les chanteurs italiens comme le modèle absolu du genre ; c’est donc sur eux que porteront principalement nos remarques critiques. Les Italiens sont habitués à s’exercer exclusivement dans la musique dramatique, et, selon nous, il serait bien préférable qu’ils donnassent carrière à leurs talents à la manière des virtuoses instrumentistes et sur l’estrade tapissée de nos salles de concerts ; car tout ce qui constitue le matériel d’un opéra, c’est-à-dire les chœurs, l’orchestre, les décors, l’action, tout cela est pour ainsi dire non avenu avec les artistes italiens. Bref, ils sont parvenus à réduire les représentations dramatiques à de simples exhibitions musicales, et à asservir les compositeurs à leurs caprices les plus étranges, et ceux d’entre ces derniers qui jouissent aujourd’hui de quelque renommée, la doivent par-dessus tout à l’excès de leur complaisance et à leur servilité pour leurs ténors ou leurs prime donne.
Il y a sans doute dans la manière italienne une séduction particulière, et celui qui a entendu les premiers sujets du Théâtre-Italien de Paris se rend aisément compte de cette prédominance usurpée par l’exécution sur la composition elle-même ; mais le plus grand malheur dans un pareil état de choses, c’est que ces artistes merveilleux sont les seuls au monde, et ne sauraient être remplacés d’aucune manière. Mais cela n’empêche pas que la fascination exercée par le succès de leur méthode fait de jour en jour plus de progrès, de telle sorte que le dommage qui en résulte ne laisse vraiment point de compensation à espérer, quelle que soit l’étendue de leur triomphe. Et la gravité de ce dommage est dans l’application du chant italien au genre de l’opéra, car nul ne songerait à contester la valeur de leur talent de virtuoses, s’ils n’exerçaient celui-ci que sur une scène appropriée et dans de justes limites. Mais ils ont annulé au théâtre tout intérêt dramatique, et ils ont persuadé à la majorité du public cette funeste illusion, que leur système satisfait suffisamment aux exigences de la musique dramatique. En effet, les chefs d’emploi de l’école italienne ne se dissimulent pas l’importance de l’action théâtrale, et leur talent incontestable leur a révélé bien des fois le secret de l’émotion dramatique, dans la déclamation de certains morceaux passionnés de leurs rôles, malgré leurs efforts pour réduire ceux-ci aux proportions d’un programme de concert. Il arrive souvent que telle scène ou tel duo de leurs opéras soit connu du public avant la représentation scénique. On y a remarqué des traits admirables de vocalisation et d’effet musical, mais rien de ce qui touche à la passion et au mouvement du drame. Et quelle surprise n’éprouve-t-on pas en entendant ces jolis caprices exécutés par un premier sujet, qui leur fait subir une complète métamorphose, et féconde pour ainsi dire le néant ? Tel est le secret de la perdition de la musique italienne. Car non seulement les compositeurs se croient dispensés d’inventer des thèmes caractéristiques ; mais c’est, je le répète, une obligation absolue pour eux que de s’effacer constamment, pour laisser tout le mérite de la création à ces virtuoses de premier ordre. Ainsi l’emploi du chanteur n’est plus de rendre et de traduire les conceptions originales du compositeur, mais de donner carrière à sa propre imagination au gré de sa fantaisie.
Ce qu’il y a d’abusif et de peruicieux dans cet échange de rôles saute bien vite aux yeux, et l’on en déplore surtout les tristes résultats, quand ces mêmes virtuoses entreprennent d’exécuter une œuvre consciencieuse et réellement indépendante. Ainsi, qu’on se rappelle l’exécution de Don Giovanni, et l’on sera convaincu de la réalité des griefs que nous venons d’exposer. Comparez les résultat ? obtenus par ces grands chanteurs luttant contre cet immortel chef-d’œuvre avec l’effet qu’ils produisent dans leur répertoire habituel. Quel prodigieux assemblage de bévues ! Comment donc se fait-il que ces artistes si entraînants dans les opéras de Rossini, de Bellini, et même de Donizetti, au point même de nous y faire supposer des traits de génie et des intentions dramatiques là où jamais il n’en a existé, comment ces artistes si habiles, dis-je, sont-ils parvenus à rendre le merveilleux opéra de Mozart ennuyeux ? Comment leur inspiration, d’ordinaire si chaleureuse, a-t-elle été, en cette occasion, frappée de tant d’impuissance, que leur triste allure à travers ces prodiges d’harmonie les fait ressembler à des oiseaux privés d’air, ou à des poissons ravis à leur liquide élément ? C’est qu’en effet ni l’air ni l’eau n’abondent dans Don Juan, tout plein d’un bout à l’autre de ce feu sacré allumé au joyau magique de notre légende.
Ou bien est-ce qu’en effet Don Juan ne serait qu’une production pâle et médiocre, et ses mélodies seraient-elles donc trop simples pour inspirer la verve des exécutants ? Oh ! non, certes ! et ces fameux virtuoses, pris isolément, sont les premiers à réfuter, par leur exemple, une accusation aussi injuste. Ainsi l’admirable Lablache ne sait-il pas donner à son rôle d’un bout à l’autre, et sans la moindre altération égoïste, un caractère vraiment idéal ? Ses collègues, à la vérité, sont loin de se montrer comme lui à la hauteur de leur tâche, car, habitués comme ils sont à voir leur moindre fioriture saluée par les bravos d’un public frénétique, c’est pour eux un triste contraste que l’accueil plein de froideur, qui répond aux efforts si louables de Lablache.
Nous touchons au point critique qui met en relief tous les effets déplorables de ce système qui donne le pas aux virtuoses d’opéra sur le compositeur. Mais si cet abus a pris tant d’extension et cause tant de scandale dans une troupe d’artistes aussi distingués, qu’on juge de ce qu’il doit produire parmi ces virtuoses vulgaires et de bas étage qui pullulent en tous lieux ! Cependant avec des chanteurs comme ceux du Théâtre-Italien, peut-être pourrait-on, par une exception unique, et en raison de la rare perfection de leur talent, pardonner à ce vice d’exécution qui n’en est un que relativement aux textes d’une beauté suprême, et même en adopter le résultat comme un genre d’une nouvelle espèce. Car ce serait une erreur grave que de dénier aussi à l’art du chanteur son indépendance propre et la faculté de créer dans de certaines limites. Il est certain que sous le rapport du mécanisme organique, la portée et les résultats de la voix humaine peuvent être calculés et définis d’une manière précise, mais en la considérant comme un élément spirituel, et dans le ressort des émotions de l’àme, il est difficile d’établir des règles et des démarcations rigoureuses. Il est donc indispensable de laisser à l’exécutant, surtout en matière de musique vocale, une certaine indépendance personnelle ; et le compositeur qui se refuserait à une concession semblable tomberait dans l’abus, à son tour, en comprimant le noble essor de l’artiste et le réduisant au rôle servile d’un éplucheur de notes. Ce dernier défaut, soit dit en passant, est fort commun chez les compositeurs allemands. Ils méconnaissent trop cette part d’indépendance qu’il est juste de réserver aux chanteurs. Ils les tourmentent par leurs restrictions et leur rigidité de telle sorte que, très rarement, l’exécution de leurs œuvres répond aux pressentiments de leur imagination.
Sans contredit le musicien qui, en composant son œuvre, sait qu’elle doit être exécutée par un chanteur en renom, a bien le droit d’écrire tel ou tel morceau de manière à faire briller les qualités prédominantes du virtuose, puisque nous voyons une réunion de gens de talent, même en sacrifiant absolument les intentions de la composition, produire un effet qui ne manque ni de pittoresque ni de séduction. Mais, nous le répétons, un pareil système ne peut réussir que dans de rares exceptions, et alors même, les véritables amis de l’art regretteront toujours que l’attrait de l’exécution ne soit pas dû à une plus noble cause.
Le dommage principal résultant de l’empiétement du métier de virtuose sur la composition est surtout, comme nous l’avons déjà dit, déplorable en ce qu’il a envahi tous les genres de musique sans exception. Et rien n’est plus affligeant que de le voir régner même dans l’école de l’opéra français, qui se distinguait tellement par son caractère tranché d’indépendance. Les musiciens français ne subissent pas moins l’obligation d’accoupler à des scènes vraiment dramatiques des parties superflues uniquement destinées à faire briller le chanteur au détriment de la vérité théâtrale. Toutefois, il faut leur rendre cette justice qu’ils témoignent presque toujours d’un goût profond et d’un tact merveilleux, en ménageant autant que possible les conventions scéniques, et en intercalant, pour ainsi dire, en dehors du drame, comme de purs accessoires, ces concessions faites à la mode dominante. C’est une sorte de capitulation polie avec les exigences dépravées du public de nos jours, et à ce titre, elle n’offrirait sans doute qu’un faible inconvénient, s’il n’était à craindre que la préférence marquée des auditeurs pour ce genre de futilités n’exagérât de plus en plus la vanité des virtuoses, et n’entraînât, par la suite, les compositeurs, de concession en concession, à trahir irréparablement les plus sacrés intérêts de l’art. Puissent-ils avoir sans cesse présent à leur souvenir l’exemple de Gluck, leur illustre prédécesseur, et se modeler sur la courageuse persévérance avec laquelle il prouva aux Piccinistes qu’il savait lutter et triompher de ses adversaires sans composer lâchement avec leurs prétentions.