La première salle Favart et l’Opéra-Comique/06
LA PREMIÈRE SALLE FAVART
L’OPÉRA-COMIQUE
TROISIÈME PARTIE
C’était l’année des compositeurs débutants. En voici encore un, Eugène Prévost, qui aborde la scène de l’Opéra-Comique le 13 octobre, avec un « opéra bouffon » en deux actes, Cosimo, écrit par lui sur un livret de Paul Duport et Saint-Hilaire. Je dois remarquer toutefois que Prévost, élève de Lesueur et grand prix de Rome de 1831, profitant de la liberté furtive dont les théâtres avaient un instant bénéficié à la suite de la révolution de Juillet, avait fait jouer à l’Ambigu, avant même de remporter son prix, deux petits opéras en un acte, l’Hôtel des Princes et le Grenadier de Wagram, représentés le 23 avril et le 14 mai 1831. Il était donc un peu aguerri déjà lorsqu’il présenta au public de l’Opéra-Comique son Cosimo, que celui-ci accueillit avec quelque faveur. Ce qui n’empêcha pas le jeune artiste de partir bientôt en qualité de chef d’orchestre pour la Nouvelle-Orléans, d’où il ne revint qu’après un quart de siècle.
Un drame lyrique en quatre actes, répété d’abord sous le titre de Mathilde, paraissait le 16 novembre sous celui de la Grande-Duchesse. Le livret, absolument insipide, avait pour auteurs Merville et Mélesville ; la musique, meilleure, mais dépourvue d’originalité, était de Carafa. Les qualités de celles-ci ne purent faire pardonner les vices de celui-là. La Grande Duchesse, fauchée dans sa fleur, mourut à peine âgée de seize représentations. Elle céda la place à l’Éclair, trois actes de Planard et Saint-Georges, avec musique d’Halévy, qu’on vit paraître le 16 décembre. Trois actes, sans chœurs, avec quatre personnages seulement ! C’était un tour de force à accomplir. Halévy l’accomplit de la façon la plus heureuse, et remporta avec l’Éclair, qui devait s’appeler d’abord le Coup de foudre, l’un des succès les plus brillants de sa brillante carrière. L’ouvrage, merveilleusement joué par Chollet, Couderc, Mme Pradher et Mlle Camoin, termina dignement une année qui comptait déjà les succès de la Marquise, du Cheval de bronze et des Deux Reines.
C’est simplement pour mémoire qu’il faut enregistrer la naissance, à la date d 14 janvier, d’un acte intitulé Gasparo, qui ouvrait d’une façon assez fâcheuse l’année 1836. L’enfant mourut après trois soirées d’une existence obscure. Il avait pour pères deux vaudevillistes nommés de Forges et Émile Vanderburck, auxquels s’était joint le compositeur Rifaut, qui n’avait pas à se louer de ses compagnons en cette circonstance.
Mais l’Opéra-Comique préparait un coup d’éclat. Une chanteuse exquise et dont la renommée était immense, qui s’était fait acclamer au Théâtre-Italien d’abord, à l’Opéra ensuite, venait d’avoir des difficultés avec ce dernier, qui faisait la maladresse de la laisser partir. Crosnier s’empressa de l’engager, et elle fournir à l’Opéra-Comique une nouvelle carrière, aussi brillante pour le moins que celle qu’elle avait parcourue jusqu’alors. On devine que je veux parler de Mme Damoreau, alors dans tout le rayonnement de son talent exquis et de sa beauté pleine d’élégance. Mais il fallait une œuvre nouvelle pour donner à l’apparition de la cantatrice sur cette nouvelle scène tout l’éclat qu’on lui désirait. On s’adressa à Scribe et Auber, dont elle avait partagé les succès à l’Opéra dans le Dieu et la Bayadère, le Philtre et le Serment. Ceux-ci n’avaient de prêt aucun ouvrage important ; mais ils songèrent à adapter à son intention un acte qu’ils avaient précisément écrit pour elle et pour l’Opéra. C’est ce que le Courrier des Théâtres faisait connaître en ces termes à ses lecteurs : — « Le poète et le musicien qui mettent avec tant de bonheur leurs talents en participation travaillent à la pièce dans laquelle Mme Damoreau débutera à l’Opéra-Comique. Pour aller plus vite, on puise dans le tiroir aux ouvrages confectionnés. On y a trouvé un acte destiné à l’Opéra et dans lequel la transfuge à roulades devait également remplir un rôle. Avec les petits vers fabriqués pour le récitatif on fait en ce moment de simple prose tailladée en façon de dialogue, et le musicien réduit les proportions de son œuvre pour qu’elle entre, sans qu’il y paraisse, dans le modeste pendant du palais de la Bourse. Semblable besogne ne saurait demander beaucoup de temps ; ainsi, Mme Damoreau ne devant entrer qu’en janvier prochain à l’Opéra-Comique, la pièce sera disponible avant la chanteuse… » [1].
L’ouvrage en question avait pour titre Actéon, et les remaniements dont il fut l’objet furent effectivement assez rapidement opérés pour que la première représentation en pût être donnée le 23 janvier. Il n’était pas des meilleurs qui fussent sortis de la plume de leurs auteurs, mais le talent de la cantatrice devait suffire à le soutenir au moins pendant quelque temps, et il est certain qu’elle y obtint un succès d’enthousiasme. C’est ce que constatait justement le Ménestrel, qui en était alors presque à ses premières armes : « Sans Mme Damoreau, ce petit acte aurait obtenu un de ces succès sans conséquence, qui enrichissent le répertoire, mais dont on parle peu. Avec Mme Damoreau, Actéon a excité l’enthousiasme général. Vous dirai-je de quelle manière cette ravissante cantatrice a chanté et joué ? On connaissait l’étonnante souplesse de sa voix et son admirable méthode ; mais ce qu’on ignorait, c’est le charme de son dialogue, c’est son jeu plein d’esprit et de malice. C’était pour cette cantatrice un double triomphe et une véritable surprise pour le public. » Les autres rôles d’Actéon étaient tenus par Inchindi, Révial, Mme Pradher et Mlle Camoin[2].
Actéon n’avait dû un semblant de succès qu’à la présence de Mme Damoreau, dont le début avait été un véritable événement. Les Chaperons blancs, que les mêmes auteurs firent paraître à la scène le 9 avril, n’en obtinrent aucun. Ces trois actes, qu’on avait intitulés d’abord la Flamande, furent un des rares insuccès qu’eut à subit la longue collaboration Scribe-Auber ; mais cet échec fut complet, et les douze seules représentations de l’ouvrage le prouvent suffisamment. Scribe eut une bonne part de ce fâcheux résultat, car son poème était vraiment détestable. Quoi qu’il en soit, le théâtre, pris de court, pressa les études d’un nouvel ouvrage dû à un jeune compositeur belge encore inconnu à la scène, Sarah ou l’Orpheline de Glïncoé. Conçue d’abord en un acte et reçue sous cette forme, cette Sarah, dont le poème avait été écrit par Mélesville, avait été étendue en deux actes pour servir non au début, comme on l’a dit à tort, mais à la rentrée d’une jeune artiste charmante, Jenny Colon, dont le retour était destiné à faire sensation. Le musicien n’était autre qu’Albert Grisar, le futur auteur de ces petits bijoux qui s’appellent Gille ravisseur, le Chien du jardinier et Bonsoir, monsieur Pantalon. Sarah fut jouée le 26 avril et fournit une carrière fort honorable. On n’en peut guère dire autant de Rock le Barbu, un acte de Paul Duport et de Forges pour les paroles, de Gomis pour la musique, qui n’obtint qu’une dizaine de représentations, dont la première avait lieu le 13 mai.
À enregistrer ensuite : le Luthier de Vienne, un acte, paroles de Saint-Georges et de Leuven, musique d’Hippolyte Monpou (30 juin) ; le Chevalier de Canolle, trois actes, paroles (anonymes le premier soir) de Mme Sophie Gay, musique de Court de Fontmichel, dilettante fortuné qui n’en avait pas moins fait de bonnes études couronnées, en 1822, par un second grand prix de composition musicale à l’Institut (6 août) ; le Diadesté, deux actes, paroles de Saint-Hilaire et Léon Priot, musique de Jules Godefroid, jeune artiste bien doué que la mort saisit trop tôt, et qui était le frère de l’excellent harpiste Félix Godefroid (7 septembre) ; et le Mauvais Œil, un acte, paroles de Scribe et Gustave Lemoine, musique de Mme Loïsa Puget, que ses romances touchantes avaient rendue populaire, mais qui n’avait pas l’étoffe et la main d’un musicien scénique (1er octobre). De ces quatre ouvrages, le seul heureux fut le Luthier de Vienne, qui devint quasi centenaire, et dont on loua surtout l’ouverture et un air admirablement chanté par Mme Damoreau. Chollet dans le Chevalier de Canolle, Jenny Colon, Moreau-Sainti et Couderc dans le Diadesté, Mme Damoreau, Ponchard et le même Couderc dans le Mauvais Œil ne purent assurer la fortune de ceux-ci, qui disparurent avec plus ou moins de rapidité. (À suivre.)
- ↑ Courrier des Théâtres, 21 novembre 1835.
- ↑ En attendant qu’un autre rôle nouveau pût lui être confié, Mme Damoreau se montra successivement dans quelques ouvrages du répertoire courant. Elle joua ainsi Anna de la Dame blanche, Késie du Calife de Bagdad, Adèle du Concert à la Cour. Crosnier eut même la singulière idée de monter à son intention un vieux petit opéra de Gaveaux qui n’avait jamais paru sur la scène de l’Opéra-Comique et qui avait été créé en 1804 au théâtre Montansier (Variétés), le Bouffe et le Tailleur. C’est le 6 juin 1836 qu’eut lieu cette reprise peu éclatante.