Mémoires du baron Haussmann/1/4
CHAPITRE IV
Ses industries. — Excursions. — Changement de résidence.
En 1832, il n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui, de traverser le centre de la France. La génération présente ne soupçonne pas, bien certainement, toutes les lenteurs et fatigues d’une semblable entreprise. C’est pourquoi, je vais détailler les nombreuses étapes qu’il me fallut faire avant d’arriver à mon nouveau poste.
Pour aller de Poitiers au Puy, où je devais me rendre d’abord, afin d’y prêter serment entre les mains du Préfet de la Haute-Loire, en ma nouvelle qualité, j’avais à gagner Limoges ; puis, Clermont-Ferrand. Mais, il n’existait aucun moyen de transport régulier entre Poitiers et Limoges. Je fus obligé, pour atteindre le chef-lieu de la Haute-Vienne, de commencer par prendre, à Poitiers, la diligence de Paris à Bordeaux, jusqu’à Angoulême, où l’on trouvait un voiturin faisant le service de la poste entre cette ville et Limoges, par La Rochefoucauld, Chabanais et Saint-Junien, et qui recevait des voyageurs. De Limoges, une patache partait quotidiennement pour Clermont-Ferrand ; mais, elle dépensait deux jours à faire ce trajet limité maintenant à peu d’heures.
Ce détour me procura l’occasion de voir, pour la première fois, Angoulême, que je devais revoir si souvent, plus tard. Je trouvai même le temps d’aller visiter, dans les environs, une manufacture de papiers, pour le chef de laquelle l’imprimeur de la Préfecture de la Vienne m’avait remis une introduction, et la fonderie de canons de la Marine, à Ruelle, où j’attendis le passage du prétendu courrier dans la guimbarde duquel j’avais retenu ma place.
J’eus presque une journée pour visiter Limoges, ses monuments et une fabrique de porcelaine, d’où je dirigeai quelques objets, en cadeaux, sur Poitiers.
J’y pris gîte dans une diligence, bien mal nommée, puisqu’elle mettait plus de trente-six heures pour gagner Clermont-Ferrand : il est vrai qu’on couchait en route, à Sauviat.
Après Saint-Léonard, charmante oasis, le voyage fut sans aucun genre d’agrément. Le département de la Creuse, qu’il fallait traverser, abonde en paysages d’une monotonie désolante. Comme je montais, à pied, après un repas d’auberge on ne peut plus frugal, la côte de Bourganeuf, je bénissais le ciel de n’être pas Sous-Préfet de cette triste bourgade.
Aubusson, sis dans la vallée de la Creuse ; animé, d’ailleurs, par une certaine activité industrielle, me parut plus enviable.
Toute la journée du lendemain, nous eûmes en perspective la silhouette bleuâtre de la chaîne des Dômes d’Auvergne, dont nous nous rapprochions cahin-caha. Enfin, après avoir franchi les vallées pittoresques de Pont-Au-Mur et de Pontgibaud, nous gravîmes le Puy de Dôme, et du haut du col que la route traverse, entre le cône de cette montagne et celui d’un autre dôme moins élevé, s’offrit, à mes yeux émerveillés, le splendide panorama de la Limagne, éclairé par le soleil à son déclin derrière moi. La ville de Clermont était à mes pieds, au bout d’un lacet interminable, que ma patache mit près d’une heure à descendre.
Je me fis conduire au principal hôtel, situé place de Jaude, et j’arrêtai le coupé du courrier qui devait partir pour le Puy, dans la journée suivante, après l’arrivée de la malle-poste de Paris.
Je pus employer, à parcourir Clermont, la matinée de mon cinquième jour.
De cette ville, je pris, enfin, la route du Puy-en-Velay, qui passe par Issoire et suit la vallée de l’Allier jusqu’à Brioude, l’une des deux Sous-Préfectures de la Haute-Loire. Mon véhicule franchit, de nuit, la chaîne des montagnes de Fix, séparant cette vallée de celle de la Loire, et me déposa, de bon matin, au Puy, sur la place du Breuil, dans une auberge qui faisait face à la Préfecture, alors de construction récente, et tout à fait isolée au milieu de cette grande esplanade, tout à la fois, promenade et champ de foire, au pied de la ville. Celle-ci monte en amphithéâtre sur le « puy » de l’Anis, d’où lui vient son nom. Le rocher de Saint-Michel, surmonté d’une église conventuelle, qui se dresse, comme un immense phare, à peu de distance, donne à l’ensemble du pays occupé par cet étrange chef-lieu de département, l’aspect le plus pittoresque. — Un peu remis de ma fatigue, je me rendis, après déjeuner, à la Préfecture, où m’attendait mon nouveau chef, prévenu de mon arrivée par un mot de moi lui demandant l’heure où je pourrais me présenter officiellement dans son cabinet.
Ancien Colonel de Cavalerie, Oflicier de la Légion d’Honneur ; attaché, je crois, vers la fin de sa carrière, au service de la Remonte ; devenu Préfet, je ne sais comment ; très affable, plein de bon vouloir ; mais n’entendant rien absolument à l’administration d’un département, il se nommait, — singulière coïncidence, — Du Puy ! Sa femme, qu’il avait épousée veuve et ornée d’une fille de dix-huit à vingt ans, était une excellente personne. La fille, ni grande ni petite, ni belle ni laide, avait un caractère aimable.
Le Préfet me reçut on ne peut mieux. Il m’invita, pour le jour même, à dîner.
Ma prestation de serment accomplie, j’allai présenter mes hommages à madame la Préfète ; puis, rendre ma visite officielle au Général Commandant de la Subdivision Militaire et à l’Évêque ; enfin, déposer des cartes chez les Conseillers de Préfecture, le Receveur Général et les Directeurs des principaux services.
Le soir, je vis à la Préfecture, réuni par le Préfet, à mon intention, presque tout le haut personnel administratif, et le lendemain, après avoir déjeuné, bien en famille, chez cet excellent homme, qui le voulut absolument, je partis pour Yssingeaux, dans un berlingot de louage.
Ce n’était pas une petite affaire de franchir l’épais massif de montagnes qui sépare le Puy de ce chef-lieu d’arrondissement, sis à 840 mètres au-dessus du niveau de la mer.
À peu de distance du Puy, on passait la Loire, qui n’est encore là qu’un ruisseau, par le pont de Brives, pour s’engager dans une suite de rampes ardues, en lacets, jusqu’au col de Perthuis, d’où l’on redescendait, par d’autres lacets un peu moins longs, à Bessamorel ; puis à Yssingeaux.
Les piétons et les cavaliers évitaient une partie de ces détours, en suivant des sentiers abrupts, étroits, qu’on appelle, dans le pays, des « coursières » ; mais, il est aussi fatigant de les descendre que de les monter, à cause des débris de pierres volcaniques dont ils sont semés, et qui roulent sous les pas des hommes et des chevaux. Les cavaliers doivent y dévaler à pied, fort gênés par leurs éperons.
Bien que le trajet ne fût que de 28 kilomètres, mon conducteur dut faire reposer ses chevaux, pendant une heure, à Saint-Hostien, sis à moitié route, près de Saint-Étienne-de-Lardeyrol, où se commit, bien des années après, l’assassinat de M. de Marcellange, à l’instigation de sa femme.
Aujourd’hui, le chemin de fer du Puy à Saint-Étienne conduit les voyageurs à Retournac, en 1 heure 5 minutes ; mais, de cette station à Yssingeaux, il reste 14 kilomètres de route, à parcourir en omnibus.
Il faisait nuit close quand nous arrivâmes dans Yssingeaux. C’était un soirde marché. En route, nous avions croisé des paysans, plus ou moins ivres, qui rentraient chez eux. Un grand tumulte obstruait, lorsque j’y parvins, les abords de l’hôtel de la Sous-Préfecture, par suite d’une rixe, où des coups de couteau venaient d’être échangés. Mon premier acte d’administration fut de faire porter à l’hôpital un des combattants, qui gisait blessé devant ma porte, en laissant à la Justice l’appréciation des faits.
Il faut avouer que cette entrée en matière n’avait rien de réjouissant ; mais, elle me donna de suite une idée juste du caractère de mes nouveaux administrés, ivrognes et batailleurs, toujours prêts à jouer de la « coutelière » qu’ils portaient, en général, dans une poche de côté de leurs pantalons.
L’« hôtel » de la Sous-Préfecture consistait en une maison bourgeoise assez modeste, avec cour et jardin.
Mon prédécesseur, nommé Daubin, un brave homme du pays, absolument incapable, n’avait jamais pu prendre la moindre autorité sur ses concitoyens. Il devait sa nomination, comme Sous-Préfet, à la Révolution de 1830, et venait d’être destitué pour une sotte affaire de localité, dans laquelle se trouvait compromis imprudemment son caractère de Magistrat.
Il avait remplacé M. de Sainte-Colombe, Sous-Préfet de la Restauration, resté dans la ville même, après sa retraite, et fort choyé par le parti légitimiste, dont lui, Daubin, était la fable.
La fille de M. de Sainte-Colombe, charmante et spirituelle personne, que j’ai retrouvée, à Paris, sous l’Empire, devint la femme de M. Boilay, publiciste distingué, puis, Secrétaire Général du Conseil d’État.
M. Daubin m’attendait, pour me proposer la cession, non seulement de ses fournitures de bureau, mais encore de son mobilier, fort modeste. Les hôtels de Sous-Préfectures, quand il en existait, ne possédaient pas de meubles, dans ce temps-là. Vingt ans plus tard, profitant de mes excellentes relations avec M. le comte de Persigny, Ministre de l’intérieur, je lui suggérai le décret de 1853, qui divisa les Sous-Préfectures en trois classes, augmenta le traitement de leurs titulaires, et mit à la charge des Départements le logement et l’ameublement des Sous-Préfets, comme des Préfets.
Mon prédécesseur commença par m’offrir très obligeamment l’hospitalité.
Je n’avais pas de loisirs à perdre en arrangements quelconques ; car il me fallait commencer, dès le lendemain matin (un vendredi), la tournée du Tirage au Sort de la classe de 1831.
D’ordinaire, le tirage se faisait dans la belle saison : il fut retardé, en 1832, par la mise à exécution de la nouvelle loi sur le Recrutement.
Je devais consacrer également, à cette inopportune tournée, toute la journée du samedi, et certes, je n’aurais pas trop de la journée du dimanche, pour recevoir les visites officielles des fonctionnaires du chef-lieu d’arrondissement et rendre les principales. Je déclarai donc à ce brave M. Daubin, que je prenais tout, à dire d’expert ; que je gardais ses employés ; que je lui donnerais, à mon tour, l’hospitalité, jusqu’à son départ pour « sa localité », et j’allai me coucher.
J’amenais de Poitiers, comme secrétaire amateur, un charmant garçon, fils de mon aimable propriétaire, M. Garreau, Conseiller à la Cour. Il venait de passer des examens pour entrer dans l’administration des Contributions Directes, et me fut d’une agréable compagnie pendant deux mois. Ensuite, il alla prendre le poste de Surnuméraire, auquel cette administration l’avait nommé. Je le retrouvai, longtemps après, Contrôleur Principal, et je l’aidai, quand il fut en ligne, à passer Inspecteur ; puis, Directeur.
Je le chargeai de présider à l’estimation de tout ce que me cédait M. Daubin, et d’en arrêter le compte avec le pauvre homme, sans trop le discuter.
Au surplus, sachant que je ne resterais qu’un temps limité dans cet arrondissement, dont le séjour devait être dépourvu d’agréments, en hiver, je me gardai bien de faire plus qu’une installation sommaire dans la Sous-Préfecture.
Je conclus un arrangement avec le maître du principal hôtel d’Yssingeaux, non seulement, pour le service de ma table ; mais encore, pour la fourniture du linge de maison qui m’était nécessaire. Il me procura sans peine un jeune domestique, assez bien stylé ; car, le pays abonde en gentilhommières sans cachet, abusivement décorées du nom de châteaux, qu’habite l’aristocratie locale, généralement peu fortunée, mais dont le séjour dégrossit tout au moins les gens à gages qu’elle recrute autour d’elle.
Le seul castel ayant un certain caractère est celui de La Tour-Maubourg, dans la commune de Saint-Maurice-du-Lignon. Il appartenait alors à un vrai grand seigneur, le marquis de La Tour-Maubourg, Pair de France, dont le frère, le comte Septime, Pair de France, à son tour, était Ambassadeur à Rome.
M. de Romeuf, Substitut du Procureur du Roi (dont la famille appartenait à l’arrondissement de Brioude), jeune homme du meilleur monde, avec qui je me liai promptement, prenait ses repas chez mon hôtelier. Il me demanda la permission de les faire joindre aux miens, et devint ainsi mon commensal. Mais, cela ne dura guère : on le nomma bientôt Substitut à Moulins, chef-lieu de Cour d’Assises. Je ne le revis qu’à Paris, sous l’Empire. Sa carrière de Magistrat fut des plus brillantes. Il la termina, comme Premier Président de la Cour de Pau.
Un avocat d’Yssingeaux, plein d’esprit et de savoir, pour lequel j’eus également, de suite, une vive sympathie, M. Dumolin, devait aussi parvenir aux plus hauts rangs de la Magistrature. C’est seulement après mon départ qu’il y entra. Je le retrouvai de même à Paris, où il mourut Conseiller de la Cour de Cassation.
Il avait dix ans de plus que M. de Romeuf et moi. Cependant, il nous recherchait avec une certaine curiosité. Sceptique, ainsi que mon commensal, mais sans en avoir l’extrême tenue ; très libéral, dans un pays ultra-conservateur, il n’exerçait pas, sur l’arrondissement, l’influence que son talent de parole aurait pu lui conquérir. Le sérieux de mes croyances en toutes choses, avec une apparence mondaine, et mes opinions autoritaires et libérales, tout à la fois, qui ne trouvèrent complète satisfaction que bien des années après, sous le régime impérial, l’étonnaient et l’intéressaient.
La politique divisait la société de la ville et l’arrondissement entier, en deux camps.
Jusqu’en 1831, le parti légitimiste y régnait en maître. Yssingeaux avait Berryer pour député : c’est tout dire. Berryer garda son siège jusqu’en 1836. Alors, M. Cuoq, banquier à Paris, originaire de Tence, et déjà membre du Conseil Général de la Haute-Loire, le remplaça. Mais, dès 1831, la Loi Municipale permit au parti libéral d’arriver aux affaires dans les conseils communaux.
On sait que cette loi créait, dans toute commune, un corps d’électeurs municipaux en nombre proportionnel à celui de la population, composé des plus imposés, pris suivant l’ordre décroissant des contributions. Dans les pays pauvres, le cens descendait très bas.
Le Gouvernement pouvait donc nommer, presque par-tout, des Maires et Adjoints de son bord. C’est ainsi qu’Yssingeaux, notamment, avait pour Maire, au lieu de M. le comte de Choumouroux, le châtelain local, à qui cette ville semblait inféodée, un avoué, M. Bonnet, membre du Conseil Général du département, et deux Adjoints d’opinions libérales, comme lui.
Naturellement, je concentrai mes relations habituelles dans le milieu bourgeois ; mais, ce que j’eus l’occasion de voir de la société légitimiste, ne me laissa pas des regrets bien vifs de son éloignement pour les fonctionnaires de la Monarchie de Juillet.
Du reste, j’étais arrivé dans le pays en pleine belle saison, et je devais le quitter avant la mauvaise, où les relations de société sont plus nécessaires : je résolus donc de vivre en plein air le plus possible.
À cet effet, une fois installé, je fis achat d’une pouliche de quatre ans, de race limousine, née à Monistrol. Elle n’était qu’à peu près dressée ; mais elle avait le pied montagnard. Je m’en servais, non seulement, pour mes tournées ; mais encore, pour des excursions et promenades en tous sens, lorsque mes fonctions m’en laissaient la liberté.
Le lendemain de mon arrivée, dès la première heure, le Lieutenant de Gendarmerie vint me prendre avec une escorte, et des chevaux de selle procurés par lui.
Je partis en uniforme, accompagné par le Chef de Bureau de la Sous-Préfecture, porteur du rouleau contenant les tableaux de recensement et les autres papiers nécessaires, et du « sac à la malice », où se trouvaient les étuis dans lesquels se placent les numéros.
Nous allions commencer nos opérations dans le canton de Bas-en-Basset, qui s’étend sur la rive gauche de la Loire. Nons passâmes le fleuve à Retournac, point où ses eaux deviennent navigables.
Le samedi et les trois premiers jours de la semaine d’après, je me rendis successivement dans les cantons de Monistrol, de Saint-Didier-la-Séauve, de Montfaucon et de Tence, et je finis, le jeudi, jour de marché, par le canton d’Yssingeaux.
J’eus ainsi, dès mon entrée en fonctions et dans une huitaine, l’occasion de visiter toutes les parties de l’arrondissement et de constater les curieux contrastes qu’elles forment entre elles.
Composé de 6 cantons et de 41 communes seulement, cet arrondissement, perdu sur un des versants du massif septentrional dés Cévennes, n’en était pas moins très peuplé ; car il possédait 90,000 habitants. Le chef-lieu, peu central, en groupait environ 8,000. Monistrol-sur-Loire, la ville la mieux située, centre d’une fabrication très active de serrurerie et de quincaillerie de pacotille, notamment, de sonnettes et de grelots de toute espèce, en comptait à peine 4,000.
Dans les cantons de Montfaucon et de Saint-Didier-la-Séauve, le voisinage de Saint-Étienne avait favorisé l’industrie du moulinage de la soie et l’introduction des métiers à rubans. Au Pont-Salomon, dernière commune du canton de Saint-Didier, ce voisinage s’accusait par la fabrication d’armes, de faux, de faucilles, etc.
L’industrie de la dentelle et de la blonde était la plus généralement répandue. Mais, dans les cantons montagneux d’Yssingeaux et de Tence, comme dans celui de Bas, moins accidenté, l’agriculture et surtout l’élevage des bestiaux et la fabrication des fromages prenaient le dessus. Dans celui de Tence, sis à la plus grande altitude, le commerce des bois de construction provenant des forêts qui garnissent les versants les plus abrupts des montagnes, acquérait une véritable importance.
Près d’Yssingeaux, on rencontre un gisement de galène (sulfure de plomb natif) argentifère, dont l’exploitation, peu fructueuse, restait abandonnée. À Retournac et à Bas, sont des sources ferrugineuses.
D’origine volcanique, le sol de l’arrondissement, formé de débris de basaltes et de trachytes, présente à l’œil du touriste des relèvements de roches de l’aspect le plus pittoresque et le plus inattendu. Pour un ancien auditeur des cours de Géologie et de Minéralogie de MM. Élie de Beaumont et Beudant, c’était un sujet incessant d’observations et de remarques, une mine presque inépuisable de curiosités naturelles intéressantes.
Ma première course au loin fut dirigée vers le mont Mézenc, qui forme le noyau de cette partie des Cévennes, et d’où partent, au nord-ouest, la chaîne de montagnes servant de limite aux arrondissements du Puy et d’Yssingeaux ; au sud-ouest et au nord-est, celle des monts du Vivarais, qui sépare : le premier, de l’arrondissement de Largentière, et le second, de celui de Tournon (Ardèche) ; et au sud-est, celle des monts du Coiron, qui traverse l’arrondissement de Privas.
Un dimanche matin, je partis à cheval, de très bonne heure, pour aller, par Saint-Jeure, dans le haut du canton de Tence, à Saint-Voye-de-Bonas, gros bourg de 2,500 âmes, centre protestant de la contrée, où se trouvait un temple régulièrement desservi. J’étais attendu chez le Pasteur, membre de la famille Laroue, la plus considérable de l’endroit.
Après un déjeuner sommaire, j’assistai au service religieux, au « prêche », comme on dit dans le pays, et je me vis, à la sortie, entouré de mes coreligionnaires, qui n’avaient pas idée jusque-là d’un Sous-Préfet protestant, et me parurent, en général, un peu bien sauvages. Ceux de la campagne venaient au temple avec un fusil accroché à l’épaule, qu’ils déposaient en entrant, et qu’ils reprenaient en quittant l’office. Dans ce groupe de réformés, sans alliances avec le reste de l’arrondissement, on conservait encore alors un profond ressentiment des « dragonnades », auxquelles leurs pères n’eurent moyen d échapper qu’en se réfugiant sur ces hauteurs, et des persécutions religieuses qui marquèrent le rétablissement des Bourbons, en 1815, et dont nous connaissons mal toute l’intensité.
Je gagnai dès onze heures, en bonne compagnie, Fay-le-Froid, chef-lieu de canton de l’arrondissement du Puy, d’où je me dirigeai vers le Mézenc, en remontant le val du Lignon, dont la source jaillit au pied de ce mont, d’une ascension facile. En effet, la cime n’en dépasse pas 1,800 mètres d’altitude. Néanmoins, on a, de son sommet, une vue splendide. On embrasse tous les massifs montagneux du centre de la France. De plus, on aperçoit distinctement les Alpes, à l’est, et même on s’étonne de s’en trouver relativement si rapproché. Dans le sud-ouest, à bien plus grande distance, on me fit discerner une ligne bleue ondulée, qu’on me dit être l’extrémité de la chaîne des Pyrénées orientales. Je me gardai bien d’y contredire, trop heureux de pouvoir me flatter d’avoir vu, d’un même point, dans la même minute, le mont Blanc et le Canigou.
Je ne m’y laissai pas attarder, curieux d’explorer, bien p lus au midi, sur le sol de l’Ardèche, la source principale de la Loire, qui sort d une montagne un peu moins élevée, dite le Gerbier-de-Joncs. Or, cela nécessitait un très long détour.
Le fleuve naissant coule, d’abord, au sud ; mais, bientôt, il prend son cours vers le nord, et il entre dans l’arrondissement du Puy, près du Monastier, en se grossissant de nombreux ruisseaux, dont les plus considérables descendent du Mézenc. Il passe près du Puy, et pénètre, avant Retournac, dans l’arrondissement d’Yssingeaux, pour le quitter au-dessous d’Aurec, vers Saint-Rambert (Loire). J’ai dit que c’est à Retournac qu’il commence à porter bateaux.
Nous dînâmes en hâte, le soleil baissant, près de la source de la Loire et de la ferme du même nom, de quelques victuailles que mes compagnons tenaient en réserve, et je rentrai fort tard, pour souper, à Saint-Voy-de-Bonas, où je couchai.
Le Lignon descend du revers septentrional du Mézenc, comme je l’indique plus haut. C’est un cours d’eau de quelque importance, qui doit une certaine renommée aux poésies du marquis d’Urfé. Il traverse Fay-le-Froid, arrose le canton de Tence, puis, une partie de celui de Montfaucon ; il y reçoit la Dunière, autre joli cours d’eau baignant de gracieux vallons, et se jette dans la Loire, après le passage de la route nationale d’Yssingeaux à Monistrol, au lieu dit : le Pont du Lignon. Quelque temps avant mon arrivée, une lutte sanglante, suivie de mort d’hommes, s’était engagée là, entre des bandits attaquant une diligence chargée d’un envoi d’argent considérable, et les gendarmes qui l’occupaient, à l’insu de ces malfaiteurs.
Si l’on ne voit pas, à beaucoup près, sur ses rives, les bergers et bergères de Watteau qu’a chantés le marquis d’Urfé, le Lignon n’en reste pas moins une charmante rivière. Je me rappelle une partie de pêche des mieux réussies, grâce à la faveur d’un temps splendide, faite, justement au-dessus du Pont du Lignon, avec l’élite de la belle société d’Yssingeaux, où nous mangeâmes, dans le joyeux dîner sur l’herbe qui suivit, des truites et des ombres chevaliers, d’autant plus délicieux que nous étions censés les avoir pris nous-mêmes.
Je crois superflu de dire que je m’empressai, dès que cela me fut possible, d’aller visiter Saint-Étienne, ses manufactures d’armes, ses charbonnages, et son chemin de fer à traction de chevaux, encore dans sa nouveauté ! D’autres excursions moins faciles, et qui, — je ne le sus qu’assez longtemps après, — auraient pu très mal finir, me conduisirent dans l’Ardèche.
La première fois, une affaire grave appelait dans la ville d’Annonay M. Dumolin ; il me proposa de faire avec lui cette course, à cheval, par la montagne. L’idée me séduisit, de voir un pays nouveau, comme aussi, de comparer les procédés de fabrication du papier d’Annonay, avec ceux que j’avais vus employés à Angoulême.
Nous franchîmes le col de Saint-Bonnet-le-Froid, la plus haute commune du canton de Montfaucon. — Ses habitants vivent, me dit-on, sous la neige, pendant plusieurs mois, chaque hiver, et communiquent entre eux par des galeries ouvertes à travers cet épais linceul. Il paraît que nombre d autres villages se trouvent dans le même cas.
Notre voyage, aller et retour, par la vallée de la Cance, petite rivière, qui se jette dans le Rhône au-dessous d’Annonay, se fit sans le moindre incident.
La seconde fois, il s’agissait de gagner, dans une autre direction et bien plus loin, Aubenas, la ville la plus importante de l’Ardèche, quoique simple chef-lieu de canton de l’arrondissement de Privas, et ce fut encore M. Dumolin qui m’y décida.
Il nous fallut passer, non plus à Saint-Bonnet-le-Froid, mais à Tence. Nous chevauchâmes, par monts et par vaux, jusqu’à notre couchée : Sainte-Agrève. Le lendemain, après avoir traversé Le Cheylard, autre chef-lieu de canton de l’arrondissement de Tournon, et franchi la chaîne du Coiron, au-dessus de Mézilhac, nous descendîmes, en suivant le cours de la Volaine, par Antraigues, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Privas, dans la vallée de l’Ardèche, qui nous conduisit rapidement à notre but.
J’emportai d’Aubenas, de son industrie séricicole, de sa situation et du pays qui l’environne, une impression des plus favorables.
Pour éviter de revenir monotonement par le même chemin, nous résolûmes de remonter le cours de l’Ardèche, en suivant la route de Clermont, qui franchit le petit massif de montagnes où cette rivière prend sa source, avant le village de Lanarce, et de rentrer dans la Haute-Loire par Pradelles, afin de pousser jusqu’au Puy, pour y coucher tout au moins.
Mais, nous ne partîmes d’Aubenas qu’après déjeuner, et le temps nous manqua pour atteindre, avant la nuit, Pradelles, où nous comptions dîner. D’ailleurs, la route est montueuse et fatigante, et nos coursiers, que plusieurs heures de cette ascension soutenue, par une journée chaude et lourde, avaient essoufflés, n’en pouvaient plus du tout.
Il était six heures du soir : nous prîmes, bien qu’à regret, le parti de nous arrêter, n’importe où, pour dîner et faire reposer nos chevaux. Ce fut dans une auberge isolée, sise au croisement de deux routes sur un plateau nu, des plus mélancoliques.
La nuit vint, une nuit noire, où les étoiles ne suffisaient pas à faire bien voir le chemin. On nous décida, non sans peine, à coucher là. Mais, on étouffait dans la cuisine, qui servait aussi de salle à manger et de salon, et, pour prendre l’air sur la route, nous nous fîmes ouvrir la porte, déjà barricadée. — Une lueur apparaissait entre deux montagnes, et nous reconnûmes bientôt, et avec joie, celle de la lune, à son lever. — La pensée d’échapper aux lits, d’une propreté douteuse, déjà préparés pour nous, et d’aller en chercher ailleurs de moins suspects, si tard que ce fût, nous vint, en même temps, à tous deux. Vite, nous commandâmes de seller et brider nos chevaux, malgré toutes les sollicitations intéressées des hôtes, dont nous avions hâte de régler le compte. Minuit sonnait, quand nous arrivâmes exténués, comme nos montures, au Puy.
Huit mois après, Sous-Préfet de Nérac, je lus, dans mon Journal des Débats, le résumé d’un grand procès criminel jugé par la Cour d’Assises de l’Ardèche. Il s’agissait d’hôteliers, qui profitaient de l’isolement de leur auberge, pour assassiner les voyageurs bons à dépouiller, dont ils faisaient disparaître les cadavres, en les brûlant dans un four. Des querelles de femmes, pour le partage de bijoux volés aux victimes, en mettant la justice en éveil, amenèrent la découverte de ces abominables forfaits. Le nom de Peyrabelle, rapporté par le journaliste, comme celui de l’auberge qui, d’assez longue date, leur servait de théâtre, frappa mon attention. N’était-ce pas justement le nom de notre étape, au retour d’Aubenas ? Assurément, oui ! Mais, je fus bien autrement ému, quand je vis désigné, parmi les disparus, un gros marchand de bestiaux de mon ancien arrondissement, que nous rencontrâmes précisément dans l’auberge en question. M. Dumolin, mon compagnon, le connaissait, comme client, et je me rappelais avoir causé de son commerce avec lui, ce même soir, après dîner. Il venait de la foire de Saint-Ciergues-en-Montagne, canton de Montpezat, après vente de toutes ses têtes de bétail, pour en acheter d’autres, propres à l’élevage, dans diverses communes de l’Ardèche qu’il en croyait pourvues.
Était-ce dans la nuit de cet entretien ; était-ce à son retour ou dans quelque autre voyage qu’on l’avait tué, volé, calcine ? Je ne pus le comprendre. Mais, le souvenir de notre station dans ce lieu sauvage me terrifia. Sans doute, on pouvait hésiter à faire disparaître des personnages tels que mon compagnon et moi. Nos chevaux eussent été, d’ailleurs, aussi difficiles à garder qu’à vendre. Mais, enfin, nous faillîmes coucher là !
Mes autres excursions, renfermées dans les limites de l’arrondissement d’Yssingeaux, m’en firent si bien connaître les diverses parties, que le Préfet, dans le cours de sa tournée de Revision, se montra fort étonné des explications qu’après si peu de temps, je me trouvais en état de lui donner sur une foule de sujets. Un Sous-Préfet toujours prêt à monter à cheval, était fait pour plaire à cet ancien officier de Remonte.
Sa femme et sa fille le rejoignirent, à la fin des opérations, dans la commune de la Chapelle-d’Aurec, canton de Saint-Didier-la-Séauve, chez l’excellent général de Boudinhon, membre du Conseil Général de la Haute-Loire, commandant, à cette époque, la Subdivision Militaire de Montbrison, qui réunissait les Conseils de Revision de l’un et de l’autre département à diner, dans son château. Pour faciliter cette double réception, j’avais d’avance et d’accord avec la Générale, assuré le logement confortable, chez des propriétaires du voisinage, de ceux des membres des deux conseils qui ne pouvaient trouver place au château même. Le dîner fut des plus gais, et la soirée se prolongea. — C’est ce jour-là que je fis la connaissance de M. Bret, Préfet de la Loire. Il devint Préfet du Rhône sous le second Empire, et, lors de sa retraite, membre du Sénat, où je le retrouvai. Sa fille épousa M. Vuitry, qui, dans les derniers temps, occupait le poste de Ministre présidant le Conseil d’État.
Le lendemain, chacun tira de son côté. Mon Préfet, sa femme et sa fille, arrivés ensemble à Yssingeaux dans l’après-midi, s’arrêtèrent, pour se reposer, à la Sous-Préfecture, où je les avais précédés, afin de leur faire préparer une collation. Au départ, je les accompagnai, à cheval, jusqu’au col de Perthuis. Là, ces dames me proposèrent de venir dîner à la Préfecture, où leur hospitalité m’était assurée. Comme le Préfet, qui remarquait, en connaisseur, les allures nerveuses de ma bête, partie, le matin, de la Chapelle-d’Aurec, c’est-à-dire de l’extrémité du département, semblait douter qu’elle pût aller jusqu’au Puy, je le rassurai. « Cette pouliche fera mieux encore, » lui dis-je ; « elle m’en ramènera ce soir même, parce que des audiences à recevoir me réclament pour demain matin. » En effet, avant minuit, nous étions revenus, l’une portant l’autre, à Yssingeaux, après un parcours de vingt lieues, en trois étapes.
Je n’eus pas le temps de faire beaucoup d’adrninistration dans l’arrondissement d’Yssingeaux. Mais j’y traitai, cependant, quelques affaires importantes concernant des droits d’usage, de pacage et d’affouage. — Dans la session du Conseil d Arrondissement, je me montrai bien au courant de tout ce que je venais lui soumettre, et même de questions industrielles que je n’avais pas eu l’occasion de rencontrer dans la Vienne. — Enfin, cette première étape d’administration active me permit de me familiariser avec l’exercice de l’autorité ; comme aussi, de m’habituer à la tenue constante qu’impose aux jeunes fonctionnaires plus qu’à tous autres, l’occupation du premier rang dans une petite ville, où tous leurs actes sont observés et toutes leurs paroles recueillies, autour d’eux, avec moins de bienveillance que de curiosité.
Vers le milieu du mois d’octobre, je reçus avis de ma nomination, signée le 9, à la Sous-Préfecture de Nérac (Lot-et-Garonne), la ville des fameuses terrines, un vrai pays de Cocagne, m’écrivait-on. Pour moi, Nérac était surtout la ville de Jeanne d’Albret ; le siège de la cour de Navarre ; le théâtre des exploits de jeunesse de Henri IV.
Je puis dire que la nouvelle de mon départ, dès qu’elle fut connue, causa des regrets, même dans les rangs de mes adversaires politiques.
Cette fois, je me promis bien de ne pas me rendre directement à∏ mon nouveau poste, par l’intérieur de la France : je n’éprouvais aucune envie de me faire trimballer de nouveau, de patache en patache.
Après avoir fait mes adieux à mon Préfet et à sa famille ; après avoir serré la main de mes nombreux amis d’Yssingeaux, et chargé l’un d’eux, M. Bonnet, le Maire, de tirer le meilleur parti possible de mon mobilier, j’expédiai sur Nérac, à petites journées, ma jument, que je tenais à garder, et je partis pour Lyon, par Saint-Étienne, afin d’aller voir ma famille à Paris, et prendre l’air des bureaux du Ministère de l’Intérieur.
À Lyon, un retard de toute une journée me permit de prendre une idée générale de la ville. Je fus très désappointé, d’ailleurs, de ne trouver libre, pour le soir, qu’une place de « rotonde » dans la diligence des Messageries Royales. Je regrettais presque Les guimbardes d’Angoulême au Puy. Dans ces cahotants véhicules, on pouvait, du moins, s’étendre et mouvoir ses jambes !
Le temps était mauvais, les routes défoncées, et nous mîmes trois nuits et deux jours pour faire le voyage de Lyon à Paris, ou j’arrivai les jambes enflées et le corps tout courbaturé.
Je n’y fis, néanmoins, qu’un séjour très limité.
Je ne pouvais, on le comprend, passer à Poitiers, sans m’y arrêter vingt-quatre heures, pour voir mon ancien Prefet et mes anciens amis. Je n’y demeurai pas davantage, et je me pressai de gagner Bordeaux, où je dus rester un jour, avant de pouvoir prendre place, pour Agen, dans le courrier de Toulouse.
En visitant cette magnifique ville et son port, je ne me doutais guère que j’y serais, un jour, Préfet de l’Empire !