Revue des grands concerts
REVUE DES GRANDS CONCERTS
La délicieuse symphonie en si ♭ de Beethoven (no 4) ouvrait le concert de dimanche dernier au Conservatoire. C’est une œuvre pleine de grâce, de tendresse, d’une élégance accomplie, dont le caractère tranche singulièrement avec celui de la Symphonie héroïque, qui la précédait, et donne la preuve de l’étonnante souplesse du génie du maître. Ici, plus de drame, plus de pensées sombres ou farouches, mais des idées souriantes, l’expression d’un sentiment doucement ému, un langage touchant, parfois un peu voilé de mélancolie, mais parfois aussi plein de charme et d’une caressante allégresse. Dans son ensemble, un poème absolument exquis. L’orchestre, sous l’excellente et toujours sûre direction de M. Georges Marty, s’est surpassé dans l’exécution de cette œuvre adorable, à laquelle, à l’aide de nuances et de détails délicieux et bien compris, il a donné exactement sa couleur, son style et son caractère. Aussi l’effet a-t-il été complet. M. Pablo Casals, un artiste d’un rare talent, est venu ensuite faire entendre le concerto de violoncelle de Schumann, qui n’avait jamais été exécuté au Conservatoire. C’est une composition de très grande virtuosité, d’un réel intérêt musical, dont les trois parties (allegro, adagio, vivace) s’enchaînent sans interruption. M. Pablo Casals l’a joué avec une sûreté merveilleuse, en y déployant un beau son, un beau style, avec des doigts nerveux et une chaleur entraînante. Son succès, vif et bruyant, s’est traduit non seulement en applaudissements nourris et prolongés, mais en trois rappels successifs. C’était aussi pour la première fois que la Société des concerts nous offrait la Belle au bois dormant, « musique pour une féerie dramatique », de M. Georges Hüe. Mais, si j’ai bonne mémoire, nous avions entendu déjà cette musique il y a quelques années, aux fameux concerts de l’Opéra, où nous eûmes pour la première fois l’occasion d’apprécier les rares facultés de direction de M. Marty. Les quatre numéros exécutés, qui forment une jolie suite d’orchestre, d’une touche légère, d’une grâce aimable et d’un joli sentiment poétique, ont produit le meilleur effet. Des trois chœurs chantés ensuite, il faut surtout signaler le cantique de Racine de M. Gabriel Fauré, dont l’ensemble vocal est plein d’harmonie et vraiment séduisant par son onctueuse douceur ; à côté de ce chœur si joliment inspiré et si heureusement écrit, le Chant des Parques de Johannès Brahms paraît bien lourd, bien épais, et surtout diantrement prolongé ; mais les Bohémiens de Schumann, très habilement orchestrés par M. Gevaert, sont d’une riche couleur et d’un grand caractère, avec leur rythme vigoureux et plein de franchise. Il y a de l’air, au moins, là dedans, et la sonorité n’est pas compacte et lourde comme dans le Chant des Parques. Le concert se terminait par l’ouverture du Vaisseau-Fantôme de Wagner, qui me semble assez connue pour ne pas nécessiter une analyse minutieuse.
— Concert-Colonne. — Après une exécution magistrale, pleine d’esprit et de couleur, de l’ouverture des Maîtres chanteurs, M. Colonne a donné en première audition une symphonie de M. G. Enesco. Ce jeune compositeur roumain, violoniste remarquable et pianiste habile, s’était fait déjà applaudir en des pièces orchestrales de moindre envergure, mais où s’affirmait, en même temps qu’un « métier » incontestable, une réelle personnalité. La symphonie en mi bémol, en trois parties, à laquelle un accueil très sympathique a été réservé, justifie les espérances qu’il était permis de fonder sur M. Enesco. Non point que cette vaste composition soit exempte de critiques : un abus flagrant des sonorités cuivrées, une écriture parfois complexe et sans que le résultat réponde toujours à l’effort dépensé, le choix de thèmes peu caractéristiques (notamment la deuxième idée du premier morceau, qui manque de valeur expressive), un plan quelque peu indécis et dont on suit malaisément la logique ; — mais par contre on y découvre, en plus d’un orchestre bien équilibré, très sonore et homogène, une nature tumultueuse, ardente, un bel enthousiasme juvénile, un noble idéal poursuivi, et parfois atteint, comme dans la deuxième partie, un lento en si majeur, vraiment impressionnant avec ses frémissements étranges des contrebasses, et sa phrase de tendresse qui s’élève, plane et disparaît en une vision de rêve. Il y a en cette symphonie d’un très jeune musicien plus que des promesses : il y a des actes, et le présent fait bien augurer de l’avenir. L’exécution de cette œuvre difficile fut remarquable et M. Colonne s’y surpassa. Le poétique et expressif concerto en sol de Beethoven a trouvé en M. Josef Hofmann un interprète de tout premier ordre. Ce jeune pianiste polonais, qui fut, il n’y a pas bien longtemps, un enfant prodige, et qui a le bonheur de l’avoir oublié, est devenu un exécutant de haute valeur, un de ceux qui s’imposent sans recherche aucune, avec une belle simplicité, non seulement dans le jeu, remarquablement sobre, dans le style pur, mais encore dans l’attitude, dans le geste. M. Hoffmann a littéralement conquis tous les suffrages, et un triple rappel lui a témoigné tout le plaisir qu’il avait causé. Sa technique d’une absolue précision est servie, non pas tant par une sonorité puissante que par la délicatesse, la variété, le coloris d’une exécution expressive, très captivante, sans cesser un seul instant d’être serve de l’œuvre que l’artiste traduit. — La Symphonie fantastique a rarement été interprétée par M. Colonne et son orchestre avec plus de précision, d’entrain et de belle furia romantique. Malgré les atteintes du temps, la partition de Berlioz aura toujours ses fanatiques : la Scène aux champs et la Marche au supplice demeurent des pages devant lesquelles on ne saurait rester indifférent.
— Concert-Lamoureux. — On prête à M. Chevillard le dessein d’avoir voulu rapprocher sur ses programmes quatre traductions musicales de Faust : la Damnation, la Faustouverture de Wagner, la Faustsymphonie de Liszt et le Faust de Schumann. Les comparaisons ainsi provoquées ne sont généralement pas heureuses ; il est rare, dans des cas semblables, que l’œuvre la moins connue ne soit pas immédiatement sacrifiée. Au dernier concert, l’assistance a réservé un accueil un peu maussade à la Faustouverture de Wagner. Il faut bien reconnaître que, vis-à-vis de ce fragment symphonique ultra-sombre, l’opinion reste celle des premiers exécutants, qui furent, vers 1841, les membres de la Société des Concerts du Conservatoire. Ils considérèrent alors l’œuvre comme une « longue énigme ». Wagner la refondit en 1854 pour la faire entendre à Zurich, le 23 janvier 1855, mais il n’y tenait peut-être pas essentiellement puisqu’il renonça à son projet primitif qui était d’écrire une symphonie sur Faust. la tâche avait d’ailleurs été génialement remplie par Liszt, en 1853. La Faustsymphonie, bien que l’interprétation de dimanche dernier n’ait pas été « très parlante », a été jouée avec beaucoup d’ensemble et de virtuosité. Elle a valu à M. Chevillard une véritable ovation, suivie de trois rappels. Au contraire, il y a eu de nombreuses protestations après le concerto pour violon de M. Christian Sinding. Même en se dégageant des hantises de la forme classique, il est bien difficile de ne pas trouver bizarre et incohérente celle adoptée par le compositeur norvégien. L’œuvre se joue sans interruption, elle est courte et fait succéder à un morceau qui pourrait évoquer le souvenir d’une kermesse populaire, un rapide allegro sur un thème rythmique un peu grêle, sorte de danse caractéristique du nord. Les moyens employés habituellement pour graduer l’intérêt, pour établir la variété, pour assurer la cohésion, semblent ici dédaignés. Il y a peut-être pour nous une école à faire vis-à-vis de cette musique un peu contraire à nos habitudes. M. Johannès Wolff l’a exécutée avec une belle sonorité. Malheureusement, le dialogue entre l’orchestre et l’instrument solo est écrit de telle façon que ce dernier paraît souvent écrasé. Constatons pour finir qu’un accueil très honorable a été fait à la suite symphonique de M. Coquard, En Norvège, dont c’était la première audition. L’ouvrage comprend trois parties, Sur le fjord, À Molde, Au Cap Nord. L’intention descriptive est surtout apparente dans le dernier morceau. On y saisit l’intention à demi réalisée de fixer le souvenir d’une impression vécue. L’instrumentation revêt un coloris intense, presque éblouissant, mais les procédés employés ne sont pas exempts de recherche ; on aimerait à y sentir plus d’aisance et de naturel.
— Programmes des concerts d’aujourd’hui dimanche :
Conservatoire : Symphonie en si bémol, no 4 (Beethoven). — Concerto pour violoncelle (R. Schumann), exécuté par M. Pablo Casals. — La Belle au bois dormant, musique pour une féerie dramatique (Georges Hüe). — a) Cantique de Racine (Gabriel Fauré) ; b) le Chant des Parques (J. Brahms) ; c) les Bohémiens (R. Schumann), orchestré par M. Gevaërt. — Ouverture du Vaisseau-fantôme (Richard Wagner). — Le concert sera dirigé par M. Georges Marty.
Châtelet, concert Colonne : Ouverture du Carnaval Romain (Berlioz). — Concerto en ut mineur (Saint-Saëns), par M. Josef Hofmann. — Wiegenlied (d’Albert) et Er ist’s (Hugo Wolf), par Mme Lola Rally. — Les œuvres suivantes de Mozart, à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance : Symphonie en ut majeur ; l’Enlèvement au Sérail, par M. Plamondon ; concerto en mi bémol, par M. Firmin Touche ; scène et trio des fées de la Flûte enchantée, soli : M. Plamondon et Mmes D’Ancy, d’Espinoy et de Lafory ; andante du concerto pour flûte et harpe, par M. Blanquart et Mme Provinciali ; air de le Roi Pasteur, par Mme Lola Rally ; ouverture de la Flûte enchantée.
Nouveau théâtre, concert Lamoureux : Audition du Faust de Robert Schumann. Soli par Mmes Jeanne Raunay, Herman, Kunck, Georges Marty, Delcourt et MM. Cazeneuve, Frölich, Sigwalt et Nivette. Le concert sera dirigé par M. Chevillard.
— À la « Société de musique nouvelle », très belle exécution du beau quintette de Théodore Dubois par MM. Georges de Lausnay, Bleuzet, Willaume, Morel et Feuillard. Au même concert M. Joseph Jemain a interprété remarquablement une sonate pour piano ode M. Chanoine d’Avranches, et MM. Dumesnel et Augérias la Romance et la Marche nuptiale du Conte d’Avril de Widor.
— Nous avons dit que M. Dujardin-Beaumetz (l’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux) venait d’accorder au quatuor Capet la faveur de donner deux séances au Conservatoire de musique les dimanches 4 février et 11 mars, à 3 heures de l’après-midi dans la grande salle des concerts. Les programmes comporteront, à la première séance : les 12e, 14e et 16e quatuors de Beethoven ; à la seconde séance : les 13e et 15e quatuors et la « Grande Fugue de Beethoven ».